Une soirée en Oisans (1)

Publié le par Vince

Comme on sait, j'ai une nouvelle moto. La nouveauté a toujours des attraits inédits, et qui parfois se prolongent au-delà de quelques mois. Surtout pour moi, qui ai tendance à m'attacher. En tout cas, les prévenances et les délicatesses sont à leur acmé, depuis un mois que la belle dors dans mon garage : dors, Lotte, lui susurre-je délicatement au creux du réservoir de mon plus bel accent germanique, lorsque je ne l'enfourche pas sous le moindre prétexte... Bref, j'avais rendez-vous avec mon mécano préféré, pour la seconde ou troisième fois, afin qu'il parachevât les préparatifs et contrôles de ma nouvelle monture, en prévision d'un hiver rude où j'ai prévu de harceler la route, sans égard pour la trêve saisonnière qu'un gentleman ne manquerait pas de respecter. Mon mécano habite dans un petit village de montagne suspendu au dessus d'un lac de barrage, et lorsque le soir tombe, il arrive que, discutant le coup, nous contemplions sur la colline en face, un troupeau de chevreuils ou un grand cerf se détachant sur l'horizon et la lune montante... tout ça pour dire qu'on n'est pas vraiment en ville, ce qui n'est pas tout à fait pour me déplaire. Aller voir mon mécano, c'est déjà la ballade. Bonne excuse. Toujours est-il que, un pneu neuf, une vidange, et une vérification des niveaux liquides plus tard, je me trouvai libre, neuf, fringant, ma monture frémissante sous moi, l'appel de la route retentissant au plus profond de chacune de mes fibres nerveuses... Qu'à cela ne tienne, il y a un bled, à dix minutes, que je trouvais charmant autrefois, lorsque j'emmenais mes enfants et leurs copains prendre le petit train de mineurs, promu attraction touristique, qui y avait son terminus. Je pousse donc, tranquille, jusqu'au lieu dit. Sur la grand' place, je coupe le moteur, je béquille, et, comme je sais si bien faire, je m'assieds un moment sur un banc public, sans motif, sans ambition, à juste regarder les gens, les terrasses des cafés, les habitudes des uns et des autres dans lesquelles je m'immisce incognito, juste une fois. Il est six heures du soir, ça s'anime un peu, on sort de chez soi, on se rue au café, on commande un autre demi... Et moi, et moi, et moi... assis sur mon banc de pierre, Boubacar (noir, fier, altier) stationné à mes côtés,  je contemple en silence cette agitation, avec la quasi certitude que ma vie est là, dans ces moments de vacance, anonyme mais présent, traversé par le bruit des conversations, par la vue des femmes que je trouve jolies (il y a toujours des élégantes, quel que soit l'endroit, même dans un bourg rural perdu au tréfonds d'une montagne ventée, c'est merveilleux), par le froid et la nuit qui tombent doucement, tout doucement. Il faut rentrer. Il est tard. Évidemment qu'il faut rentrer. Bien sûr. N'importe quel père de famille quinquagénaire et responsable regarderait sa montre (j'en ai pas), s'en jetterait un dernier (un petit noir, hein, pas une bibine, j'suis en moto quand même), et, juste après ycelui, enfourcherait son destrier couleur ébène (j'ai résisté au trait d'humour symétrique, pas parlé de mon grand noir... comprenne qui pourra) et prendrait le triste chemin du retour. Rentre, ducon, il est tard et tu as déjà perdu tout l'après-midi pour une vidange que t'aurais pu faire toi-même et pour le plaisir de bayer aux corneilles en discutaillant mécanique et motardise avec ton médecin bécane, et ensuite tu t'es encore offert une prolongation. Va bene, basta... Rentre qu'on te dis, Lucien.

Oui mais, pas loin, y'a ce bled un peu plus perdu encore, avec un nom qui sent bon, en bordure de cette flaque, non disons cet étang (les gens du coin parlent du "plan d'eau"), ce bled où j'ai entraîné deux de mes enfants il y a déjà quelques années, pour une partie de camping qui s'est fini en eau de boudin à la fin de la première journée : on voulait prolonger les vacances en Corse, d'accord la météo était pas clémente, mais on allait forcer le destin.

On était nostalgiques de ça...

On était nostalgiques de ça...

Finalement, non. Je me revois encore, après une nuit blanche sous la tente, elle-même sous des trombes d'eau, lancer, sur le coup des sept heures du matin et à la faveur d'une accalmie : bon, les gosses, on y va? Dans l'autre tente, on dors pas mieux, et depuis un moment déjà. Illico, les deux petites voix me répondent en choeur : OK! On avait plié les cannes fissa fissa, chargé la bagnole en dix minutes, et on décarrait en direction de chez nous pour se mettre au chaud. La veille, on avait visité la salle des fêtes où se tenait une expo d'artistes locaux, et on avait réussi à se cuisiner, sous la pluie, une purée jambon des familles. J'ai une chance inouïe, avec mes gosses, ils acceptent toutes mes lubies de père avec une tolérance de vieux sage hindou qui ne laisse pas de me stupéfier... En arrivant à la maison, ils m'avaient dit, avec l'indulgence que dicte l'amour : "C'est pas grave, Papa, tu pouvais pas savoir".

... et on a eu ça : le plan d'eau, par ciel gris

... et on a eu ça : le plan d'eau, par ciel gris

Bref, c'est ce souvenir ému qui m'aimante... C'est pas si loin, et puis, franchement, le plan d'eau sous ce ciel bas d'hiver, ça doit quand même être quelque chose... Ce qui devait advenir, advint. Une minute plus tard, je suis en selle et je fous les gaz direction nulle part. J'avais raison : c'est beau. La route est somptueuse, ça sinue, ça tourne entre le vert tendre des prairies sombres et le gris minéral des calcaires, et, sur tout ça, le ciel comme un couvercle... Dis donc Jojo, c'est pas parce qu'on parle moto qu'on peut pas littérariser, quand même.

 

Publié dans Moto, bécane, brêle

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