La peste, les enfermés (1)

Publié le par Vincent Bocquet

 

« Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient frappés. »

Jean de la Fontaine, Les animaux malades de la peste.

 

 

 

Oui, oui, je sais bien que j’ai pas payé mon écot du vendredi depuis une sacré paire, et que les semaines ont défilé depuis mon dernier article. J’ai ralenti. J’ai mis la pédale douce. Je me suis mis quasi à l’assurance. Mais j’avais juste un peu d’avance sur le débrayage universel : tu reconnaîtras volontiers que, depuis une semaine, y’a comme du mou dans le manche et que ça cafouille un peu à l’allumage dans la mondialisation heureuse. Ça, tu vois, c’est mon côté visionnaire : quand j’ai rien à faire, et si je suis dans de bonnes dispositions, j’aime bien anticiper les ralentissements de l’économie planétaire. Plus qu’un hobby, une passion.

 

Enfin, je fais l’intéressant, mais faut bien avouer que c’est un rôle de composition. En fait je suis inquiet. Moins flambard qu’à l’ordinaire. Je me sens comme le fil du rasoir au moment où la tartine menace de tomber du côté de la confiture… Bref, je fouette.  Alors, ben, j’ai fait comme d’habitude, quand je sens m’envahir une perplexitude persistante : je suis allé chercher la fin de l’histoire dans deux ou trois bouquins écrits il y a un peu plus de deux mille ans. Et voilà. Du coup, et je le dis sans forfanterie aucune, je crois bien que je suis au top de l’info. Et la bonne nouvelle, c’est que je vais te lâcher le morceau. Toi aussi, tu vas entrer dans le club des affranchis. Dans cinq minutes, la fin du monde et l’Apocalypse n’auront plus de secrets pour toi.

 

Parce que c’est ça l’emmerdant, avec la littérature : tout a déjà eu lieu, et tout a déjà été écrit. En cherchant bien quelques millénaires en arrière, tu trouves toujours un bouquin qui raconte à peu près tout ce qui nous arrive, et un indélicat qui a vendu la mèche. Le suspens en prend un coup dans l’aile.

 

La peste, par exemple, tiens.

 

C’est l’histoire d’un mec…

 

C’est l’histoire d’un mec, il est le roi d’une ville ravagée par la peste, tout le monde meurt, les hommes, les bestiaux, plus rien qui pousse dans les champs, c’est affreux. Alors évidemment, la peste, elle tombe pas du ciel, comme ça. Forcément, y a quelqu’un qui a déconné pour déchaîner la colère des dieux. Alors le mec, et ben comme c’est lui le roi, et qu’après tout l’harmonie, la paix civile, la prospérité et la concorde universelle c’est quand même son rayon à lui, normalement, alors bon, le mec se met à chercher qui ça peut bien être qui a tout salopé le boulot  alors que globalement jusqu’ici ça roulait pas trop mal… Et c’est parti, et qu’on mène l’enquête, et qu’on se gratte le ciboulot, et qu’on interroge les témoins. C’est le polar le plus vieux du monde, avant Agatha Christie, Exbrayat, San Antonio et Fred Vargas.

 

Bon alors évidemment, moi, je suis pas très fort pour raconter les histoires. C’est pour ça que ça rend pas terrible, mon petit résumé. Et puis l’accent belge ou suisse, j’y arrive bien, seulement l’accent grec, non, çui-là j’ai jamais su le faire. Mais j’en connais au moins deux qui sont des sacrés foutus raconteurs. Le premier, Sophocle, y s’appelle le gars, bon alors lui, il sait bien les raconter les histoires grecques, et c’est pas seulement une question d’accent :

 

« La ville, tu le vois,

S’enfonce sous le flot meurtrier ;

Les fruits du sol périssent en germe,

Les bœufs périssent au pré, et les enfants,

Dans le sein des femmes. La plus odieuse déesse,

La Peste porte-feu, s’est jetée sur la ville ;

Elle la talonne, elle vide la maison de Cadmos. »

 

T’as vu comme c’est mieux là ? Ça donne envie, non ? T’en veux encore ? Je peux comprendre, on y prend goût. On saute un peu vers la fin, tiens, écoute :

 

« Ô bifurcation des chemins, vallon caché,

Chénaie, fourche des routes dans la combe,

Vous avez bu le sang de mon père, mon sang

Versé par mes mains. Vous rappelez-vous

Quels crimes j’ai commis chez vous, et ceux

Qu’une fois ici je commis encore ? Noces, noces,

Vous m’avez fait naître, puis vous avez fait lever

A nouveau la même semence, vous avez montré

Des pères qui sont les frères des fils,

Des femmes épouses et mères du même homme,

Tout ce qu’on peut faire de plus honteux chez les humains. »

 

C’est beau non ? en fait c’est grec : c’est beau, c’est bien, et c’est vrai.

Pasolini-Sophocle...
Pasolini-Sophocle...
Pasolini-Sophocle...

Pasolini-Sophocle...

Et puis le deuxième qui raconte bien les histoires, Jean-Pierre Vernant, il s’appelle. Je l’adore. Moi, j’ai toujours pensé (et voulu, et espéré, et désespéré…) que le destin de la France fût d’être la Grèce du monde moderne. Et Vernant, c’est le chaînon manquant. Vernant représente ce que la France, son Université, sa tradition historienne, ont  produit de meilleur dans la seconde partie du vingtième siècle, avec quelques autres noms, rares, admirables, irréprochables en toutes circonstances ( y compris politiques : « Pour moi, pour mon expérience, ça a été ça la Résistance : j’ai fréquenté des types qui avaient été à l’Action française, j’ai rencontré des officiers de carrière, j’ai rencontré des catholiques et des protestants, dont je me suis senti absolument frère. » ) : Claude Levi-Strauss, Georges Dumézil, René Girard… qui d’autre ? Vernant est mort au début du vingt-et-unième siècle. C’était un colosse, un parisien qui avait le physique d’un gars du sud, sa voix montait d’une vaste poitrine de titan, ou de héros homérique au conseil des rois, une voix habitée qui soufflait, ahanait, modulait des intonations chaleureuses, âpres, suffocantes.

 

Vernant raconte les Grecs : les premiers âges de l’humanité et la jeunesse du monde, et celle de l’esprit. Vernant raconte Œdipe ; Vernant raconte Prométhée ; Vernant raconte Ulysse ; Vernant raconte sa découverte émerveillée de la Grèce dans les années trente, où j’aime entendre des échos de mon premier voyage en Grèce, un demi-siècle plus tard. Il y restait quelque chose de la Grèce de Vernant et de Lacarrière, loin d’Athènes et des villes, dans les montagnes et les vals du Péloponnèse, dans les canyons de Crète, les tortues géantes dans le lit des rivières, les chefs de village qui se baladaient au crépuscule, faisant tournoyer un bâton noueux au-dessus de leur tête, un bandeau autour des tempes, les vieilles paysannes en noir qui nous offraient un fromage et une grappe de raisin, et une conversation qu’aucun mot d’anglais ne venait encore polluer.

 

 Vernant raconte avec le talent qui vient toujours aux grands passionnés, il vous fixe de son œil de paysan infiniment rusé, infiniment instruit ; Vernant parle avec les mains, avec les yeux, il campe le décor, il mime ses personnages, il se laisse surprendre lui-même à chaque coup de théâtre, à chaque fois que le récit rebondit et diverge, Vernant partage la stupeur des dieux trompés et la colère des héros humiliés, il endure les blessures et les mille morts de la bataille au pied du rempart troyen, il se réjouit de la sagesse des vieux, il sourit à l’évocation des douceurs du foyer retrouvé…

 

Tiens, va voir là-bas ce que ça donne quand la Grèce et la France se sont enfin réunies :

Bon enfin, revenons à nos moutons, ou à nos chèvres. Alors moi, le moment que je préfère c’est quand le roi, là, appelons-le Œdipe, celui qui cherche le responsable de la peste, ce que je préfère, donc, c’est quand le roi demande au devin, appelons-le Tirésias (une sorte de Huggy-les-bons-tuyaux de l’époque) de lui dénoncer le baltringue qui a foutu le bordel dans le bel ordonnancement des choses humaines et divines.

 

Tirésias, il en mène pas large. D’abord, il a tendance à vouloir jouer la fille de l’air : « Laisse-moi rentrer chez moi. Si tu veux bien tu t’en trouveras mieux et moi aussi. » L’autre insiste : « Quoi ? tu sais et tu ne diras rien ? Comprends-tu que c’est là nous trahir et détruire la ville ? » Alors, après quelques menuets et ronds-de-jambes  désespérés en direction de la sortie de secours et des extincteurs, Tiresias finit par comprendre qu’il va pas y couper :

 

« … Car c’est toi l’impie qui souille cette terre. »

 

Et puis :

 

« Je dis que tu es le meurtrier que tu recherches »

 

Putain, à chaque fois, ce moment là, ça me met raide d’équerre. J’en ai des frissons partout. Là, au moment où je te parle… Wahoouuuffff…

La peste et le corona

 

C’est marrant, parce que moi, j’ai bien l’impression qu’entre la peste et le corona, il y a pas vraiment lieu de choisir. Un roi (-telet) chargé d’éradiquer un fléau dont il est le premier responsable ? C’est marrant, mais ça me rappelle furieusement quelque chose… Disons, pour que la métaphore soit tout à fait claire, voire scintillante, que les pestes contemporaines, et ben, tu vois, Mimile, elles sont pas seulement virales : je me demande si la libre circulation des virus, ça serait pas une conséquence très directe du dogme de la libre circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes qu'on appelle la mondialisation libérale et capitaliste. On pourrait même dire que les pestes d'aujourd'hui, elles ont une fâcheuse tendance à tirer du côté de l’idéologique : déréglementation, austérité, démantèlement méthodique de l’Etat-providence, privatisation des services publics, promotion de l’individualisme consumériste, "modernisation de l’action publique" (MAP), gouvernance libérale, libre-échange généralisé, monnaie unique étranglant l'activité, start-up nation, restriction drastique des protections offertes par les Etats à leurs citoyens, optimisation, paupérisation des hôpitaux, prolétarisation des professions de santé, des profs et des flics, désindustrialisation, préférence structurelle pour le chômage de masse pour contenir l’inflation, flux tendus, et retraite-à-points-et-puis-tu-fais-baisser-la-valeur-du-point-jusqu’au-moment-où-ceux-qui-peuvent-seront-forcés-de-contracter-un-contrat-privé-auprès-d’un-fond-de-pension-mondialisé-fictivement-domicilié-dans-un-paradis-fiscal-si-ils-veulent-pas-finir-à-fouiller-les-poubelles-et-à-taper-dans-la-bouffe-pour-les-chats.

 

Bon, je sens que j’ai plombé l’ambiance. Et on va encore me reprocher d’avoir fourgué ma came, et d’avoir parlé que de mes chers Grecs. Et ben c’est même pas vrai. Et je le prouve : « Malheur à toi, terre dont le roi est un enfant et dont les princes mangent dès le matin / Heureuse es-tu, terre dont le roi est fils d’hommes libres, et dont les princes mangent au temps convenable, de façon virile et sans faire d’orgie »  (Ecclésiaste, X, 16-17). Et, oui, « rien de nouveau sous le soleil », je passe mon temps à te le dire. Et puis La Fontaine, aussi, qui t’annonce assez précisément qui c’est qui va payer l’addition quand ce sera provisoirement terminé : ni le lion, ni les renards, ni les ours, et ni le CAC 40, mais l’âne, autrement dit toi, mon pote, les citoyens/contribuables/cotisants/salariés, bougre de toi, faut vraiment tout t’expliquer : « Manger l’herbe d’autrui ! Quel crime abominable ! /Rien que la mort n’était capable / D’expier son forfait : on le lui fit bien voir. »

 

Alors, j’adresse mes remerciements, mon admiration, mon immense et fraternel respect à tous les Bernard Rieux et à tous les Jean Tarrou d’aujourd’hui, femmes et hommes surgis du livre de Camus, eux qui, sans masques, sans gants, épuisés, dans les hôpitaux et les cabinets médicaux, dans les casernes, dans les boites de logistique et de transport, à la Poste, éboueurs, magasiniers, guichetiers, caissières, infirmiers, médecins, livreurs et coursiers, soldats, policiers, volontaires de tout poil, eux qui affrontent la peste.

 

« Tarrou siffla doucement et le docteur le regarda :

— […] je ne sais pas ce qui m’attend, ni ce qui viendra après tout ceci. Pour le moment, il y a des malades, et il faut les guérir. Ensuite ils réfléchiront, et moi aussi. Mais le plus pressé est de les guérir. Je les protège comme je peux, voilà tout. »

 

Et à vendredi prochain, promis. 

 

Vincent Bocquet, mars 2020

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article