L’art de la fugue en Gévaudan (2)

Publié le par Vincent Bocquet

Fugue : 1- action de fuir,  2- composition musicale où les différentes parties se suivent, se succèdent et semblent fuir et se poursuivre tour à tour.

Sujet : Anglais, alcools

 

Arrivé au bourg, je trouve mon hébergement : « C’est l’usine » m’avait prévenu mon pote aux vingt-cinq pèlerinages. En fait un bâtiment de collectivité sans charme particulier, certes, mais propret. Et puis on me donne une chambre individuelle. Ça c’est bien.  Je me fous sous la douche, et je roupille un moment. Sauf que : j’avais prévu d’arriver vers six heures du soir, et j’ai un peu d’avance sur l’horaire, il est à peine deux heures de l’après-midi. Et t’as une idée, toi, de comment on occupe son temps, à Saugues, quand on dispose d’une longue après-midi hors-saison ? Ben moi, avec l’imagination qu’on me connaît, je suis allé me planter au bistro. Avant, j’ai visité la cathédrale. Plusieurs fois. Et puis toutes les rues adjacentes. Et même les perpendiculaires et les tangentes. Quatorze heures trente… Après j’ai commandé une bibine. Et une autre. Et puis un café. Et puis un blanc. Et puis, et puis… la carte des boissons, elle est pas infinie, à Saugues, le mojito et le old fashioned n’entraient pas dans les usages locaux. C’est là que la patronne m’a fait un bout de conversation, flairant le client captif. J’ai demandé, pour faire mine de m’intéresser : « c’est quoi cette tour des Anglais, que vous avez, là, sur la place ? »  « J’en sais trop rien, qu’elle dit, mais je crois que ça a pas de rapport avec les Anglais ». Ça c’est con, je pensais tenir un sujet de conversation. En fait, la bouilleuse n’est pas du cru. Elle vient juste de reprendre le rade avec son mari. Pas eu le temps de se plonger dans l’architecture et l’histoire locales. Pas grave, je reviendrai dans cinq ans, on verra bien si la tour est redevenue anglaise.

Saugues
Saugues
Saugues

Saugues

En attendant, l’heure tourne. Vers six heures du soir, l’appétit aiguisé par une invraisemblable quantité d’alcool et de café, je me redirige vers mon centre d’hébergement où j’ai réservé le repas du soir. La veille, à Saint Privat, c’était un peu tristounet. Ça ressemblait à une réunion de famille avec des gens qui n’étaient pas de ma famille. Le côté pèlerinage qui débordait sur la pénitence. C’était languide, autant dire guindé. Des discussions qui tournaient autour du temps, des dénivelées (je me marre), de la meilleure manière de faire son sac par temps de pluie, d’éviter les ampoules et  le mal de dos…

 

Et ben ce coup-ci c’était très sympa. Huit ou neuf pèlerins en tout, dont des fumistes comme moi qui faisaient juste deux ou trois étapes, et puis des concernés (je te vois venir) qui s’enquillaient tout le chemin français, puis l’espagnol, pleine bourre jusqu’à Saint Jacques directo presto. A ma gauche, deux gonzesses délurées et rigolotes avec qui je trouve tout de suite le registre approprié. En face d’elles, un jeune couple qui marche une semaine en amoureux. A ma droite, c’est du sérieux : des dames ; entre deux âges ; impliquées ; on mange léger ; on gère l’effort ; mais on se marre quand même. En bout de table, un monsieur classieux arbore une sorte de sévérité martiale dans sa barbe de sapeur, blanche, épaisse et bien taillée. Il a déjà parcouru le chemin en entier, par tronçons. Il vient d’atteindre à la retraite. Histoire de fêter ça il le fait en une seule fois. Deux mois de marche en perspective. Il prophétise : « Le chemin vous tient », dit-il pour évoquer l’étrange puissance de cette portion d’espace et de temps qui relie n’importe quel pas de porte de la Chrétienté à la cathédrale qui s’édifia, à l’extrême ouest, sur la relique de l’apôtre.

Contre-sujet : loups

 

Il y a très longtemps, j’errais sur les mêmes routes et chemins, quelque part entre Allier et Truyère, avec en tête et parfois en poche deux ou trois talismans : L’Empire des loups, de Paul-Emile Victor, les deux tomes de Mammifères sauvages d’Europe, de Robert Hainard, La vie des loups, de Gérard Menatory. Un passionné. Il gérait un parc d’une cinquantaine d’animaux à Sainte Lucie. Dans le Prologue, on lisait, de mémoire : « La Lozère est le moins peuplé, le moins industrialisé, le moins urbanisé, et le moins riche de tous les départements français. Pour tout le reste, c’est le plus beau qui soit …» A Sainte Lucie, il m’avait fait entrer dans un vaste enclos avec lui et trois grands animaux gris aux yeux jaunes, en me priant de rester en arrière, pas trop loin du portillon, on sait jamais. J’avais les jetons. Lui il caressait ses loups en leur causant sur un ton amical, de prédateur à prédateur. A un moment, un grand mâle affectueux avait commencé de sauter sur lui avec une énergie un peu inquiétante. Ménatory s’était mis à gueuler en lui flanquant une grande claque sur la croupe, histoire de calmer les ardeurs de l’animal et de montrer qui était le patron. Un loup est un loup…

biblio lupine

biblio lupine

Divertissement (III)

 

Dieu créa en même temps les orques et les montagnes, pour orner de leurs éclats barbares et violents les profondeurs immobiles et les terres monotones. Il sema ses chers enfants, modelés d’écume et de nuit, à pleines poignées, parmi les océans du globe. En ces jours ou le monde commençait, comme des chapelets de petits osselets crevant soudain la couverture des cieux, ils trouèrent la surface des eaux dans des tourbillons et des jaillissements de fonderie liquide, dans des géométries d’air, de bulles outrées et de dômes aqueux hissés entre les soleils. Leurs poumons se gonflèrent d’eau et de sel, ils se déployèrent dans les poitrines comme de longs papillons blanchâtres, les océans devinrent leur maison lourde, profonde, nourricière. Ils célébrèrent des noces de sang avec les autres poissons, la menue monnaie du Seigneur. Les orques se souvinrent longtemps de leur naissance de fer, et de toute leur puissance, creusant des gouffres marins, aspirant la verticalité des falaises inondées, ébranlant de leurs furieuses propulsions les fondations du monde de l’eau, ils furent fidèles aux commencements du monde.

 

            Dans ces temps, les poissons étaient plus gros et les orques plus gros que tous les poissons ; les orques étaient des montagnes dans la mer. Ils ondulaient dans les fosses obscures, ils jouaient de leurs ombres sur les hauts fonds sableux, la lumière du monde entrait par leurs yeux et s’échappait encore de leurs yeux. Leur route infinie et secrète s'ouvrait entre les masses liquides et les petits animaux, les milliards de nuances brunes de la lumière des abysses s'engouffraient dans leur sillage. Dans des poches, dans des creux, dans des ventres de la mer, ils expulsaient leurs petits, vastes comme de petites montagnes, et puis les colonies agrandies flottaient quelques temps entre deux eaux, dans des luminescences vertes. Parfois ils montraient à la surface leurs dos lisses et vastes, puis ils replongeaient vers les liquides glacés, vers les tendres repaires de leur race, de toute leur vitesse.

            (Article « Loup des mers », Partie 1, in Mythologie animalière des bouts du monde, Collectif des Savants de Madagascar, 1960)

Sujet : pèlerins et pèlerines

 

            Le lendemain, nouveau départ après un petit déjeuner qui réunit à peu près les mêmes. On se souhaite bonne route, bon voyage, bon Chemin. J’aime bien cette deuxième journée, la sente serpente entre des forêts et des eaux vives, on navigue dans des camaïeux de vert, vert Aubrac, vert Auvergne, vert Gévaudan, vert Cévennes. Le temps se dégrade. Dans un coude, il faut se détourner de l’itinéraire principal pour gagner un ancien sanctuaire celte. Deux irlandaises (rousse et auburn : le contrôle qualité a fait le job) m’initient aux circulations telluriques. La roche à cupules leur rappelle le pays druidique. Une main appuyée au rocher, les pieds joints enfoncés dans la terre, le dos vertical, je me fais un shoot cosmique à la Highlander. Effet immédiat : en repartant, je sifflote du Sardou : « Là-bas au Connemara, on dit que la vie c’est une folie, et que la folie ça se danse »… et merde. 

Brocéliande-en-Margeride
Brocéliande-en-Margeride
Brocéliande-en-Margeride
Brocéliande-en-Margeride

Brocéliande-en-Margeride

Finalement j’arrive à mon point de chute sous des rafales de vent qui balayent les premières gouttes. L’étape s’appelle : Le Sauvage. Une immense bâtisse isolée sur un plateau où la canicule d’été et le vent d’hiver font un abrupt contraste. Un marais scintille en contrebas de l’architecture en murailles et arc-boutants.

 

Dans la chambre de six lits, c’est Mélanie qui m’accueille, fille noire et verte de Bretagne. Elle voyage seule avec son joli prénom. Elle me tutoie d’emblée. On discute un peu de l’étape qui s’achève, des paysages, on tombe d’accord sur ces amas granitiques qui parsèment les prés et qui évoquent d’autres paysages celtiques. « C’est vrai, t’as raison, par moment j’ai l’impression d’être chez moi ». Ensuite Mélanie s’excuse, mais elle doit dormir un peu ; sur ce, elle se fout au plume, lovée en chien de fusil dans une délicate arabesque. Et puis mon second Allemand sort des douches : après Stefan, c’est Jürgen. Chaleureux, il se précipite vers moi pour les présentations. Il est très allemand, faut reconnaître : athlétique, les cheveux en brosse, la poignée de main aussi ferme dans l’attaque de ma propre paluche qu’une Panzerdivision franchissant les Ardennes par un beau soir d’été. Mélanie dort, je sommeille, Jürgen fait des assouplissements qui paraissent soulager sa grande carcasse, quelque chose me dit qu'en cet instant, il ne pense aryen (ouaf, ouaf, je me soigne, mais c'est long...).

Le Sauvage (domaine du)
Le Sauvage (domaine du)
Le Sauvage (domaine du)
Le Sauvage (domaine du)

Le Sauvage (domaine du)

Au repas du soir, on s’assemble le long d’une vaste tablée, sous d’admirables voûtes gothiques. Une charpente de toute beauté. On converse. J’interroge sans vergogne : pourquoi le Chemin, pourquoi cette entreprise en tout point anachronique, vous autres, frères humains ?  Jürgen avoue des motivations qui sont surtout sportives. Stefan, lui, est catholique. Une autre convive marche « pour des raisons spirituelles ; pas religieuses, mais spirituelles ». A part moi, c’est à dire en fermant prudemment ma gueule, je me demande si le spirituel est une région du religieux, ou bien l’inverse. A mots couverts, Mélanie évoque une rupture amoureuse. Un autre encore d’intimes bouleversements. Des embranchements. Des Rubicon de milieu de vie. Des pas de côtés et des feintes tactiques. Bossus, cabossés, égratignés, blessés, insatisfaits, boiteux, déhanchés, écorchés, solitaires, désabusés, des amours dissoutes, et des fils éloignés, ou rebelles, ou prodigues, un jour, peut-être (des fils éclectiques, quoi…) : toute une intéressante compagnie.

Développement (III bis)

 

Dans le miroir du monde, chaque chose rencontre sa pareille, l’harmonique secrète qui lui donne son sens. Dieu avait oublié dans les mers les grands seigneurs silencieux, les orques à la peau sombre marbrée de lanières blanches. Il les avait faits comme des montagnes dans la mer. Et sur la terre, il avait établi les architectures brisées de la pierre et du roc, les fastes de la neige et du gel. Il avait décrété de toute éternité le scintillement des neiges couvrant les rocs noirs, le jeu cristallin de l'obscur et de l’immaculé, le vif contraste de l’aube et du soir dans les lumières rasantes, de la pureté et de l’infernal. Ainsi, dans le regard de Dieu, qui considère de loin ses créations, toutes choses habitaient toutes choses, et chaque réalité nichait au cœur de chaque réalité. La comptabilité des choses du monde était en partie double. Dans chaque brin d’herbe, la steppe et la forêt, dans chaque poignée de sable le tremblement des déserts, dans chaque poitrine des petits et des grands animaux, la vie assourdissante de la chair et du sang. Chaque instant ouvert sur l'éternité, le cercle incendié de l'espoir et du regret, le fil ininterrompu des générations, l’imagination des pères dansant dans le regard des fils.

 

            Ayant créé les orques et les montagnes, Dieu leur ajouta l’humanité. Ce fut un peuple d’aveugles et d’enfants, inquiets, rageurs et tristes. Ils errèrent sur les mers et coururent sur le dos des montagnes. Ils vivaient dans  le silence et l’exil, privés de la fraternité des choses, étrangers à la mélodie secrète. Ils nommèrent les couleurs, noir, blanc, ils appelèrent les choses de noms arbitraires et provisoires, et les choses ne leur répondaient pas. Un jour, ils virent que les orques et les montagnes se ressemblaient. Etonnés et séduits, prisonniers, ils racontèrent l’histoire des choses anciennes ; de leurs mots rauques et tronqués, ils chantèrent le monde tissant ses homonymies, l’eau se mouvant au sein des eaux, la totalité indistincte des choses indéfinies. »

(Article « Loup des mers », Partie 2, in Mythologie animalière des bouts du monde, Collectif des Savants de Madagascar, 1960)

Contre sujet : mémoire

 

Gévaudan, terra incognita, lunes rousses et pleines : on dormait dans des suites princières à dix francs la nuit, en ces temps immémoriaux où la technocratie monétaire ne rêvait pas même d’accoucher d’un euro qui devait réduire notablement la poésie du monde ; on nichait dans des bourgs incertains déclarés de loin par des remparts inutiles, aux lisières d’une départementale maussade, bordée d’érables qui pleuraient dans les argiles détrempées. Les journées se passaient entre le café unique de tel bled dont j’avais exigé le détour au prix de quelques dizaines de kilomètres supplémentaires pour visiter une tour en ruine, et un festival de BD esseulé, au bord d’une rivière glacée où je mettais un point d’honneur à entrer dans les eaux noires jusqu’à la poitrine au moins. Le soir, on trouvait l’unique resto ouvert. J’attisais un scandale pour exiger qu’on étouffât un peu la soupe radiophonique qui nous gâchait le plaisir d’une pizza ou d’un coq au vin. Le serveur renâclait, il finissait par obtempérer, le bougre, de bien mauvaise grâce. En des heures pointues de la nuit, sortant des agapes, on traînait dans les rues balzaciennes, le pavé inégal s’étirant bientôt vers l’hôtel désert. Dans la chambre, on se disputait Les piliers de la Terre, un exemplaire pour deux. La jeune femme qui m’accompagnait épousait aussi mes fantaisies. La prudence aurait dû lui souffler d’en rester là. En ces débuts, mes caprices étaient sacrés. Leur postérité possible, prometteuse, était certes indécidable.

Divertissement (IV)

 

            Le loup hante nos esprits depuis toujours. Il est, jusqu'à une époque très récente, la grande peur de l'Occident. Sa férocité s'accoutume à toute l'Europe, elle rôde aux murs des villes comme au cœur des forêts, chacun craint la fatale rencontre au détour d'un chemin. Dans des économies traditionnelles, il est un concurrent pour l'homme, et c'est lui qui égorge vaches et moutons élevés avec si grand soin. Il enlève l'enfant nouveau né à sa mère et jamais elle ne le retrouve. D'ailleurs, c'est au paysan lui-même qu'il s'en prend, ou au berger, après avoir dévoré son chien. Aucun chien, si fort soit-il, auxiliaire soumis des hommes, ne l'emporte contre le loup. Le loup est le mangeur d'homme. Il le reste jusqu'au milieu du dix-neuvième siècle.

            A l’œil du naturaliste pourtant, le loup apparaît tout autrement : bien davantage que d'autres animaux, il craint l'homme et évite de s'en approcher. Ce carnivore peut, plusieurs jours durant, se contenter de baies et de fruits, et s'il chasse le gros gibier, il est plus fréquent de le voir s'attaquer aux lièvres, aux souris et aux musaraignes. Les cas avérés d'agression d'un homme par un loup sont d'une extrême rareté et toujours le fait d'individus affamés ou blessés. Encore ces attaques n'ont elles jamais abouti à la mort. Quand à la dévoration de chair humaine, de nombreuses observations tendent à attester que, confrontés à un cadavre, des ours, des sangliers ou des renards l'ont dévoré quand les loups, eux, n'y ont pas touché et ne sont même pas approchés. Les histoires qui ont le plus popularisé la sauvagerie du loup, le paroxysme atteint avec celle de la Bête du Gévaudan, laissent perplexes les spécialistes lorsqu'ils n'y voient pas de banals crimes sadiques déguisés par leurs auteurs ou par la rumeur. En revanche, les savants confirment l'extrême résistance, la force, la rapidité à se déplacer, l'intelligence, l'adaptation parfaite d'un animal originaire des steppes d'Asie centrale aux forêts européennes. Ils insistent sur le sens social très développé. Dans la meute se nouent des relations de solidarité profondes et l'amitié tient une grande place dans la vie du loup, beaucoup plus sentimental que son cousin le chien. On insiste sur la richesse des signes dont il dispose pour communiquer, en particulier les mimiques du visage et les jeux de regard, infiniment plus complexes que chez le chien (...).

            A l'évidence, aucun autre animal n'a suscité de discours populaire plus éloigné de sa réalité que le loup. L'ours, autre carnassier très commun, et de grande taille n'a pas fasciné comme le loup, jusqu'à l'extase, l'imaginaire européen (…). Quant au mythe littéraire séminal, celui du werwolf, du loup-garou, incarnation démoniaque selon l'apparence de l'homme et du loup, apparences complémentaires et successives comme le jour et la nuit (…) A travers cette figure effrayante, c'est le loup que le christianisme conquérant l'Occident voue au diable, après que le paganisme l'a peut-être divinisé. (...)

(Sémiologie du loup à l'âge moderne : un essai de sociologie historique de l'imaginaire, fin des années quatre vingt du vingtième siècle)

Sujet : sous la pluie

 

Le retour c’est une cantate BWV en gris mineur : Brume, Water, Vent… grêle. Du Sauvage, une voiture paysanne me rembarque jusqu’à Saugues. Là, planté au rond-point de sortie, je fais le poireau pendant une bonne demi-heure, pouce tendu et regard mouillant, version cocker triste, l’œil battu, la paupière en couille de loup, sans succès. Pas un local pour compatir.  Ça bruine, ça pissouille, ça pleut, ça mouille. J’attends, stoïque, le pouce en l’air, triomphateur, faussement impérial. Mais rien. Je voyais l’Auvergnat plus empathique, quand, tout petit, je fredonnais Brassens autour des feux de camps, mais là,

            Les croquantes-z-et les croquants,

            Ils-z-ont dû bien rigoler,

            De me voir,

            La goutte au nez-z-z…

La vie réelle, c’est comme La route aux quatre chansons, ou comme un carrefour en sortie de Saugues : « les culs-terreux de la chanson, / avaient de plus nobles façons ».

Divertissement (V)

 

On peut toujours confier sa sécurité à des prières répétées, cinq jours de suite avant le lever du soleil. Les patenôtres les plus connues sont les suivantes :

Je te conjure de la part du Grand Dieu vivant ;

Tu n'auras point de pouvoir sur moi, ni sur mes bêtes,

Que le bon Saint Georges te ferme la gorge,

Que le bon Saint Jean te casse les dents,

Que Sainte Agathe t'éclate la rate,

Que Saint Grégoire te ferme la mâchoire,

Que Saint Thomas te lie l'estomac,

Saint Loup tordez lui le cou...

La liste des adjurations peut encore être étendue, d'autant que leur efficacité n'a guère été prouvée.

Contre-sujet : Jean-Sébastien

 

Bon, tant qu’à me mouiller, autant agir. Je décide d’enquiller à l’envers le chemin parcouru avant-hier. Et c’est reparti, quatre, cinq heures de marche au bas mot sous la flotte. Pas grave, je taquine la scoumoune, je prophétise l’éclaircie. Les chemins sont spongieux, les pentes ruissellent. Tout glisse, pierre, racines, tapis d’herbes, bois de pulpes éclatées en travers des passages. Gagnant finalement un village de crête, je croise le seul médiéval authentique de l’étape : un grand gars, trente piges, le regard délavé, épuisé, l’eau dégoûtant de ses cheveux noueux, un bâton torsadé à la main, un bagage de laine en travers du buste. Surgi des Piliers de la Terre il y a vingt-cinq ans, il ne m’eût pas particulièrement surpris, j’eusse admiré la perfection du décor. Il me demande où on peut s’abriter. Je n’en sais foutre rien, je réponds à peine, je compte sur la vitesse pour déjouer les gouttes, en vertu du principe d’Heisenberg.

 

La dernière remontée sur le plateau du Puy est éprouvante ; plus un poil de sec, et depuis des heures ; l’univers tout entier retourne au liquide, à la soupe primordiale ; je déplace avec moi une rivière portative dont le cours s’ajuste en chaque instant pour m’inonder les pieds. J’accélère, cadence finale, parfaite, jusqu’à l’auberge. De loin, je subodore l’emmerde : une rafale de vent a couché ma bécane. Tant pis, m’en occuperai plus tard. Froid. Mouillé. Dans le réduit de l’entrée, ai-je un peu figure humaine ? De nouveaux arrivants, retraités, secs, flambards, pérorent avec le détachement de ceux qui restent au chaud. On ironise sur mon pauvre sort. Je m’égoutte, on m’essore, je me répands. Un sanglot, une mare, un puits, un étang…

 

Un ruisseau ?

Der Bach ?

 

Pourquoi je m’en suis pas souvenu avant ?

 

Contrepoint, final.

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