J’ai essayé une Harley (mon cul sur la commode)

Publié le par Vincent Bocquet

Ou sur le buffet normand. Ou sur l’armoire à glaces. Faut reconnaître que l’engin en impose. La vache, c’est gros…

Comment j’en étais arrivé là ? Ça avait commencé comme du Joe Dassin dans un bus de rugbymen :

 

« Je m'baladais sur l'avenue le cœur ouvert à l'inconnu
J'avais envie de dire bonjour à n'importe qui,
N'importe qui, et ce fut toi, je t'ai dit n'importe quoi
Il suffisait de te parler, pour t'apprivoiser … »

 

Voilà : il faisait beau, un soleil pâle de début d’hiver dardait ses fins rayons de miel à travers le ciel d’opale couleur fumée, je me sentais d’humeur poétisante, la preuve, et je descendais Motorcycle Avenue, la grande artère banlieusarde de chez moi où sont installés tous les vendeurs de bécane de la Sainte Création. Un lieu de concorde universelle où la trinité japonaise (Honda etc.) s’acoquine sans animosité particulière avec l’aristocratie déchue de l’Europe (Ducati), et même avec la bad boy attitude typiquement amerloque.

Voilà où je voulais en venir. C’est comme ça que, par une belle après-midi ensoleillée, je me suis retrouvé planté devant la vitrine alléchante du concess’ Harley Davidson de mon bled, à taper la discute avec la patronne qui eût tôt fait de se laisser apprivoiser, il suffisait de lui parler. Joe Dassin connaissait les femmes, c’est sûr. Quand, en plus, elles ont un truc à te vendre et qu’elles flairent le pigeon, alors là… : en cinq minutes, la donzelle me proposait la botte, comme ça, sans autre forme de cérémonie civile ou religieuse, histoire de voir si moi et l’une des belles américaines, on était compatibles au pieu. J’ai fait ma jeune fille, pour commencer : « c’est que, eh ben, j’ai jamais navigué sur un paquebot, moi… je sais pas trop si je vais savoir faire ». Enfin, jouer les puceaux à mon âge, disons que l’artifice était pure coquetterie. Un habitué qui traîne par là entreprend néanmoins de me rassurer. Adoptant d’emblée le tutoiement de rigueur dans la fraternité des vrais bikers, il me dit : « tu vas voir, tu prends n’importe laquelle, si t’en a jamais piloté une, tu vas t’éclater… Après t’as plus qu’à te laisser pousser le bouc et le ventre, et tu reviendras plus jamais en arrière… ». Je dois reconnaître que, côtés accessoires, il est équipé. C’est crédible. Y a du vécu. Ça rassure.

 

Le magasin de jouets
Le magasin de jouets

Le magasin de jouets

En plus il est sympa et souriant. Le biker tire la gueule, certes, ça fait partie de la panoplie, mais seulement quand il est carré sur sa brèle et qu’il croise une japonaise, une anglaise, une italienne, bref tout ce qui ne vient pas de Milwaukee, Wisconsin. C’est la faute à Brando dans l’Equipée sauvage, on n’y peut rien (c’était une Triumph, mais on s’en fout, tout le monde croit que le beau gosse tout en cuir, tout en noir, il montait une Harley). Le reste du temps, le biker est plutôt sympa, comme celui qui me dépanna, un jour où j’étais planté sur le bord d’une route du Diois, avec un gros souci de chaîne. Le gars était rentré chez lui avant de revenir me chercher, moi et ma japonaise, sur son pickup, pour nous dépanner dans son garage… où il était pas sectaire du tout, plutôt du genre collectionneur : si je me rappelle bien, en plus de sa Harley, il avait une Indian d’époque (l’éternel concurrent) et une Royal Enfield… un Monsieur, quoi.

le cuir et la gueule, indispensables

le cuir et la gueule, indispensables

 

Faire fumer la route

 

Dix minutes plus tard, le temps de signer la décharge et d’assurer que je suis en règle avec l’administration, plus une brève discussion avec un jeune vendeur pour savoir quel modèle sera au top pour moi, et je me retrouve sur l’engin, fesse basse et regard altier, aussi fier et ému que la fois où j’ai choisi une fiancée russe sur catalogue. On est tombé d’accord sur un Fat Bob 114. Le p’tit gars a vu tout de suite à qui il avait affaire ! Le Fat Bob, comme qui dirait, ça tend les bras et ça arrache les molaires. C’est du lourd pour pirates de la route. Pas de la Harley caravanière pour grimpouiller les lacets de montagne en file indienne à 45 km/h pendant deux mois d’été avant de reprendre le Cayenne pendant les mois d’hiver.

 

Le gros Bob et moi, on a vite brisé la glace. Au troisième feu, le V-twin libérant ses rauques po-po-pom-po-po-pom un peu édulcorés au goût et à la législation modernes (vu le prix du bouzin, ça s’appelle péter dans la soie), les cannes en avant comme Peter Fonda dans Easy Rider, l’épaule mobile et l’œil conquistador comme Steve Mc Queen dans La Grande Evasion avant le barbelé (encore une Triumph, OK), je me retrouve comme un poisson dans l’eau ; comme un bobo à la salle de gym ; comme un lecteur de Christine Angot, Marie Darieussecq et Maylis de Kerangal au rayon surgelés du Leclerc (oui c’est injuste, je sais, seulement trois, j’aurais dû en citer beaucoup plus, mais c’est comme en moto, on peut pas tout lâcher comme ça, direct, en entrée de virage).

J’ai essayé une Harley (mon cul sur la commode)
J’ai essayé une Harley (mon cul sur la commode)
J’ai essayé une Harley (mon cul sur la commode)

Bref, premier rond point et vas-y, bourre la reine, j’oblique direct là où ça monte et où ça tourne, histoire de faire s’égosiller les 1800 cm3 et des brouettes calés sous mon arrière-train, qui siffle d’aise au moins trois fois à sentir les bourrins qui partent au galop manière horde sauvage. Ah, bon Dieu, ça pulse ! J’enroule la poignée des gaz, et le gros Bob libère ses 1800 lutins thermiques, il lèche la route à chaque virage en une caresse limite obscène que c’en est dégueulasse, et moi j’aéroglisse à vingt centimètres du bitume, le centre de gravité homme-machine flirte avec l’altitude zéro, « Motorhead, you can call me motorhead », c’est ce que hurlait Lemmy juste avant de lâcher Hawkwind.  Moi, pareil. Influençable comme je suis, romantique, même, oserais-je le dire ?, moi, ça y est, j’ai cessé de croire à l’état civil et à la géographie, je croise quelque part sur la route 66 entre L.A. et Santa Fe, Roger Mc Guinn chevauche à mes côtés, sa douze-cordes en bandoulière, le Vercors prend des airs de Monument Valley, et voilà, tu vois un peu le truc, régression totale, jouissance extrême, irresponsabilité complète…

Alors je sais, bien sûr, c’est comme si je t’entendais rigoler, ami lectrice/eur, tu te marres à la pensée de mon immaturité crasse. A tes ricanements qui me laissent de marbre, j’opposerais bien, si j’avais du temps à perdre, quelques arguments décisifs, comme premièrement qu’on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans, deuxièmement que je suis un homme, troisièmement que je suis un motard, quatrièmement que je traverse une crise décennale, comme chaque année, où j’ai besoin de me rassurer sur mon identité et ma virilité, cinquièmement que je n’ai pas l’intention de développer des arguments spécieux à l’intention des désagréables.

Douce France...

 

Bref j’ai un peu ouvert, plus que de raison, disons, jusqu’à ridiculiser l’idée même de limitation de vitesse. Mon côté punk not dead  et I fought the law…. Sauf que la réalité, elle est du côté des gens comme toi, raisonnable lecteur, pas des doux rêveurs dans mon genre. Alors, évidemment, the law won… J’avais juste oublié qu’on était hic et nunc, ici et maintenant, comme disait la baderne socialiste vers 1980, avant d’accéder à un pouvoir d’où il transformerait inéluctablement ma douce France en une satrapie puritaine et liberticide de l’empire américain. Bien sûr, eussé-je été attentif, je me fusse alarmé de toutes sortes de signes prémonitoires : ces lignes droites défigurées de panneaux menaçants tout rouges : danger, attention, gaffe à ta gueule… ces hameaux de trois, quatre maisons où le ratio dos d’ânes et coussins berlinois par habitant flirte avec la fonction exponentielle… cette débauche municipale de ronds-points, de chicanes et zones 30 en attendant les zones sur place, et les zones à reculons qui, outre le fait essentiel de faire travailler les copains du BTP en échange d’une conséquente obole au parti local du bonheur sécuritaire, fait ressembler la circulation motorisée dans nos villes à une marelle infernale…

J’ai essayé une Harley (mon cul sur la commode)
J’ai essayé une Harley (mon cul sur la commode)

J’aurais dû être attentif à ces radars dits « pédagogiques » qui font clignoter un pitoyable shadock à tronche de triste sire quand tu passes à 32 dans une « zone 30 », comme si t’étais Kurt Russel dans Boulevard de la mort. J’avais oublié que j’étais né trop tard dans ce monde trop vieux où nos braves édiles municipaux frissonnent d’extase aux sommets éthérés de la pensée politique à chaque fois qu'ils fomentent un abaissement supplémentaire de quelques dizaines de kilomètres heures sur les tronçons désaffectés de nos nationales à platanes langoureux. J’avais oublié qu’on vivait dans cette province mutante et crépusculaire qui, sous divers noms d’emprunt, Sarkozie, Hollandie, ou Macronie, n’entretient plus qu’un rapport lointain avec le vieux pays libertaire, démerdard, gouailleur et poétique qu’on appelait France, autrefois, pour ceux qui se souviennent encore. Marrant d’ailleurs, pour des mecs qui ont circonscrit la politique au maniement de la calculette à bourrer les poches des actionnaires, d’avoir autant de mal avec les puissances de 10 : il suffisait d’un rien pourtant, à 10 exp-6, paf, on vivait en Micronie, et tout allait bien : les mots et les choses s’accordaient à merveille.  Alors que là, juste pour un petit oubli de signe de rien du tout, comme disait mon prof de maths de CM2, on y comprend plus que dalle.

Bon enfin, revenons à nos bécanes. Alors évidemment, au détour d’un virage élégamment négocié à fond les biellettes et les pistons et dans des gerbes d’étincelles en faisant frotter les cale-pattes, j’ai distingué, sortant du bois et grossissant dans mes rétroviseurs les deux prévisibles points bleus sur leurs Béhème réglementaires. J’ai obtempéré sans excessive fanfaronnade quand le patrouilleur de tête m’a fait signe de me ranger.  J’avais dégringolé de Easy Rider à Wild Hogs aussi direct qu’une descente d’acide à la grande époque. Le baston BM/Harley, à la road rage (un vieux jeu vidéo où tu pouvais foutre des grands coups de chaîne aux copains quand tu les doublais sur le circuit de Napa Valley), je me suis dit, ça sera pour une autre fois. Là, j’avoue, j’ai fait profil bas. Les deux fonctionnaireu de policeu nationaleu se sont garés, un devant, un derrière, et je sentais la prune sévère qui s’annonçait. J’ai commencé à bleuir, histoire d’être raccord.

 

Et ben, non ; tu le croiras ou pas, mais rien, nib, peau de zef. Les gars m’ont un peu fait la leçon, pour la forme, et puis, tout de suite on s’est mis à causer boutique. Passque les motards de la gendarmerie et de la police, et ben c’est d’abord des motards. Et donc, on a échangé sur les mérites et les faiblesses de nos engins respectifs, et bla et bla et bla. On aurait eu des bières au frais dans la sacoche, c'est sûr, on s'en jetait un derrière la visière. Et on s’est quittés comme des vieux potes, sur une petite mise en garde et une fraternelle poignée de paluche. Comme quoi, tu vois, les rebelles, les vrais, c’est pas que du cinoche, et des fois, ils sont là où tu les attends le moins…

 

Vieux motards que j’aimais…

 

Et à vendredi prochain.

 

Vincent Bocquet, janvier 2020

Publié dans Moto, bécane, brêle

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