L’art de la fugue en Gévaudan (1)

Publié le par Vincent Bocquet

Fugue : 1- action de fuir,  2- composition musicale où les différentes parties se suivent, se succèdent et semblent fuir et se poursuivre tour à tour.

 

Sujet : avril

 

On était en avril. L’ennui guettait, disposé comme à l’ordinaire à fondre sur moi comme la vérole sur le bas-clergé.  En pareil cas, je fugue. Depuis un moment déjà, une envie à tête d’aspic me portait du côté de Saint Jacques, province Galice, département champ des étoiles. Pauvreté, chasteté, obéissance, un vieux rêve, toujours au travail…

L’art de la fugue en Gévaudan (1)

Sur la carte au 25000ème, je repère l’itinéraire classique et les premières étapes depuis le Puy-en-Velay, ville étrange et fantasmagorique jaillie d’une imagination un peu tordue, avec ses deux pitons rocheux couronnés, l’un d’une vierge monumentale, l’autre d’une chapelle suspendue. De là, j’ai le choix, les lignes rouges sinuent un peu partout vers l’ouest. Trois jours devant moi à peine, le rachat pérégrin de mes péchés sera pour une autre fois. Pas grave. Depuis les environs du Puy, je descendrai sur l’Allier, et pis je remonterai sur la Margeride et le Gévaudan.

Repons : novembre

 

Gévaudan, tiens. Je me rappelle mes virées en Gévaudan au temps de mes vingt ans, en ces mois de novembre pluvieux, louvoiements aimantés par mes lectures sur la Bête, la terrifique, la merveilleuse Bête, qui tua et massacra tant et plus sans jamais céder son mystère. Je me rappelle le petit livre que mon ami Yves Soulingeas m’avait offert un joli soir d’été, célébrant par là, en familier, l’une de mes obsessions de l’époque : La Bête du Gévaudan, de Michel Louis, directeur de zoo et dresseur d’ours, et surtout son magnifique sous-titre : l’innocence des loups.

L’art de la fugue en Gévaudan (1)
L’art de la fugue en Gévaudan (1)
L’art de la fugue en Gévaudan (1)

Sujet : départ

 

J’enfourche ma bécane,  je longe la muraille vercorienne jusqu’aux alentours de Romans-sur-Isère, non sans jeter un œil désirant aux gorges de Cognin-Malleval qui entaillent sévèrement le rocher. Faut que j’aille voir à quoi ça ressemble un des ces jours. Pas le temps… Franchissement du Rhône, montagnes de l’Ardèche, Lamastre, Saint-Agrève… Là le dépaysement commence, un peu. Boubacar frémit entre mes cuisses, fébrile d’une exotique fièvre… Je double deux ou trois bikers à Harley qui se traînent (pléonasme), je me fais déposer par deux ou trois sportives vertes et rouges (donc des Kawa et des Yam, ça c’est pour les daltoniens qui s’intéressent à la mécanique). M’en fous, suis en vacances. Même pas mal.

Un pot, au Puy.
Un pot, au Puy.

Un pot, au Puy.

Au Puy, je glandouille un moment à une terrasse de café, distrait par une altercation entre un couple de pénibles impatients et la serveuse, certes nonchalante, je le confesse mais c’est juste pour le plaisir d’employer un mot doublement cochon, coté pile et côté fesse. Le patron s’en mêle, il altercate à son tour, ça dégénère un poil, mais l’invention verbale n’est pas au rendez-vous : le patron lâche un insipide « va mourir » à peine digne d’un « casse toi pôv’ con », à quoi le client et sa moitié, ce qui fait un client et demi, répondent par un non moins médiocrement inspiré « va mourir, toi-même », en s’éloignant avec une dignité relative. Je cafouille pour trouver la route de Bains vers Saint Privat d’Allier, fort pittoresque d’ailleurs, un peu humide en cette fin de soirée translucide. Finalement, j’arrive à sept heures passées dans un bled emberlificoté de tufs noirs qui tourniflote autour de la route. Saint Privat d’Allier.

 

En un clin d’œil de borgne, vu qu’il commence à pleuvoir et que j’y vois plus rien derrière l’écran de mon casque, je trouve la turne où j’ai retenu un pieu et une lampée pour le soir. Le temps de mettre Boubacar à l’écurie, je me pointe encore un quart d’heure plus tard à la tablée que le hasard a assemblé autour d’une spécialité locale dont le nom m’échappe, mais qui convoque toutes louches dehors des lentilles, des patates, et de la saucisse. Roboratif. Autour de moi, d’autres candidats au « chemin » : des couples, des groupes, deux menues nanas qui marchent de concert, une blonde et une brune. On discute, on taille la bavette, on s’intéresse. J’entends pour la première fois quelques uns des vocables initiatiques qui m’intronisent dans la confrérie des marcheurs : l’une des deux filles parle des gens comme nous, soit ceux qui suivent l’itinéraire balisé, estampillé, certifié, et elle dit : les « pèlerins ». Mot d’une autre époque pour désigner des gens d’aujourd’hui : uniformes Quechua, Leki télescopiques et semelles Vibram. Je comprends pas, mais il se passe un truc comme j’aime, une interaction entre corps et langage. (Un peu plus tard, d’une désuétude plus charmante encore : les « Jacquets ».)

Ça m’échappe, ça fuit, ça fugue…

Contre sujet : débuts

 

A l’époque, je veux dire ma période lupine, je suais sur l’un des rapports préliminaires qui présiderait au classement d’une partie du Parc des Ecrins en « réserve intégrale », soit un espace soustrait à toute influence de l’humanité promeneuse et touristique. Faut dire que mon fantasme de l’époque, très thoraldien, c’était d’user mes journées à arpenter les chemins rocailleux, de rafraîchir mes genoux dans les torrents, et de chasser les papillons orange et noir sous l’œil saurien des lézards, pour m’effondrer le soir venu, gris de fatigue, dans un refuge perclus d’obscurité et de silence. Muni de ces nobles intentions, j’avais postulé auprès du Parc  au digne emploi de garde forestier ; sur un malentendu (quelques malheureux parchemins d’Université joints, par superstition, à ma candidature), je fus recruté comme expert en cadastre et mutations. On me confia d’élucider quelques siècles pendant lesquels le Lauvitel et ses abords marmottiques avaient passé de mains en mains, prieurés et monastères, communautés villageoises, cimentiers et bourgeois parvenus, organisateurs de battues aux chamois.

 

 

Le Lauvitel
Le Lauvitel

Le Lauvitel

En quelques jours à peine, j’alunissai aux Archives départementales de l’Isère, où je fis la connaissance du patron : Yves. Dans un bruit de claquettes et des froissements de bermuda à fleurs (l’homme était sans façons), il était venu me trouver après un jour où deux où j’avais exaspéré les magasiniers de mes exigences intempestives qui fatiguaient le fonctionnaire. On avait du lui désigner l’emmerdeur, en somme lui refiler le bébé. Yves était un taulier aussi efficace et compétent qu’il était cordial et accessible à tout un chacun. Un peu flappi des généalogistes amateurs qui se cherchaient une parenté avec Moïse et Nefertiti, il avait jugé digne d’intérêt mon modeste travail de commande, et tout à la fois ma modeste personne. Nous avions sympathisé. J’avais vingt-cinq ans ou un peu moins. Il en avait quarante ou un peu plus.

Divertissement (I)

 

Le louarat est pharmacien : son coeur réduit en cendre soigne l'épilepsie ; son fiel mélangé à du jus et à des graines de concombre sauvage placé en cataplasme sur le nombril soigne la constipation ; sa tête en poudre et séchée soigne les maux de dents ; l'une de ses dents portée au cou par un enfant chétif le préserve des peurs nocturnes ; lunatiques et somnambules feront encore leur profit d'une dent de louarat. Médecine du cœur : une épouse volage sera rendue à son mari par la moelle épinière d'un louarat. Sa peau fourrera les chaussons de personnes frileuses des extrémités ; de telles pantoufles aux pieds des tout-petits les rendront forts et braves, et tout homme peut s’en chausser pour marcher vite et longtemps (les bottes de sept lieues furent bottes de sept loups). Il faut se garder des chiens, car ils pisseraient dessus. On s'étonne que les régions du Centre de la France où courent ces monstres soient si malheureuses malgré ces bienfaits ; et voilà un argument pour la rareté et la timidité du louarat, qui ne se laisse jamais prendre.

 

Sujet : marcher  

 

Le lendemain, première étape vers Monistrol d’Allier, puis Saugues. J’ai laissé ma brèle à l’auberge, en la recommandant à la tenancière ; elle bougera pas, me rassure la matrone, et que de toute façon elle saurait pas du tout la conduire, même si elle en a toujours eu envie, mais qu’elle a jamais eu le temps, mais que c’est pas trop tard, point du tout du tout, que je lui réponds. Ceci étant dit, et plutôt deux fois qu’une car l'aubergiste est bavarde, je me barre à pattes, et ça me plaît bien, le côté combiné jurassique (passqu’on est dans le massif central, bougre de con, va, faut vraiment tout t’expliquer) : ballade à moto, promenade à pinces. Jolie ballade d’ailleurs, descente du plateau du Velay, puis passage de l’Allier à Monistrol et remontée sur la Margeride et le Gévaudan. Le temps est encore clément. Quelques passages de pluie, mais une rosâtre clarté réverbérée dans l’atmosphère suspendue. Dans une futaie à la sortie du village, je fais la connaissance de mon premier allemand. Stefan. Il est humide comme une rosée d’altitude, il a deux mois devant lui, il va jusqu’à Saint Jacques. J’ai trois jours devant moi, je ne m’éloignerai guère du cul du monde, lui dis-je. Mais Stefan, (comme tous les pèlerins que je croiserai) a la bienveillance et l’ouverture d’esprit chevillées au corps. Il exonère par avance mes dispositions velléitaires, « Stimmt noch, jeder tut was er kann ». Bon, alors ça va …

 

A Monistrol, dans la boulangerie où j’achète ma dope (trois pains au chocolat, un minimum) je bute sur l’esprit des lieux. A la manière médiévale, il a épinglé un coquillage sur son galure, l’emblème de ceux qui ont accompli le pèlerinage jusqu’à Compostelle. Il est sympa, comme la plupart des mecs qui causent avec l’accent de Marseille. Il m’entraîne sur le pas de sa porte, puis dans le salon du gîte qu’il tient quand il en envie.

L'esprit des lieux

L'esprit des lieux

— Je me mets pas sur Internet, après on a du monde, y faut chauffer toute la baraque, et pis ça donne du travail, tout ça pour vingt euros la nuit, des clopinettes…

Voilà le genre de philosophie qui a de quoi me convaincre.

Il a fait vingt-cinq fois « le chemin ». Ici personne ne parle autrement, c’est « le chemin », et tout le monde comprend qu’on cause du seul et de l’Unique. Je lui demande pourquoi vingt-cinq fois.

— J’avais du temps.  Moi, tu comprends, je travaillais dans le sport, alors c’était surtout l’été, voilà ; à l’automne, je prenais la route… ».

 

Et puis, je sais pas trop comment, surement à cause des échelles de corde suspendues dans sa cahutte et des photos de canyons, on commence à parler du Verdon. Il me dit qu’il a grimpé avec Edlinger. Nooonnn ? Sérieux, mec ? Ben ouais, mon pote, et Berhault, je l’ai connu aussi. Il manivelle la boite à souvenirs : il me raconte qu’Edlinger était tricard partout. Pas une thune. Après une journée d’escalade libre, ils se retrouvaient à pécher dans le Verdon pour vendre la truite, la carpe et le brochet, et gagner quelques sous, histoire de tenir jusqu’au lendemain.  

 

— T’as bien marché mon gars, mais t’as l’habitude, toi, ça se voit… là y en a qui se traînent, mon vieux, si tu savais… ».

 

Bon, allez, on prend congé, j’attaque la grimpette sur la Margeride, c’est vrai, ça passe plutôt bien. Ensuite, c’est le plateau, large piste à travers les prés semée de blocs cyclopéens anthracites et de vaches rousses.  Quelques uns des convives de la veille me saluent de loin, ou de près, c’est selon. Selon moi, en fait. Y’en a, j’ai plus envie de leur causer, j’ai épuisé mon stock de banalités civiles prêtes-à-parler lors du repas d’hier soir. Je trace. A chaque passage pluvieux, tout le monde sort sa cape de pluie qui recouvre le sac à dos. Puis, toute une étrange procession de bossus se remet en branle, toute une compagnie de Quasimodo en deuil de Notre Dame incendiée…

Bossus et statues
Bossus et statues

Bossus et statues

Ça pleut, ça vente, ça fraîchit, ça gèle et ça pique. Pèlerin, on a dit, pas touriste… faut ce qu’il faut. Et je finis par redescendre sur Saugues par une large piste bordée de sculptures monumentales, un chandelier, des effigies christiques, tout un étrange fatras à l’aune de la paix dans le monde et de la communion des cultures.

 

Contre sujet : amis

 

Les jours où j’écumais les Archives faute de courir les chemins de l’Oisans, Yves m’invitait le soir à partager un dîner léger sur la terrasse ombreuse de l’immense appartement de fonction qu’il occupait en célibataire. Vers dix-neuf heures, je le rejoignais à travers le dédale des parties privatives et des étages inusités du public, par des portes dérobées et des passages discrets, jusqu’à la cuisine où je le trouvais à la découpe des melons et kiwis, entre salades et sorbets, un tablier sur les cuisses, tout occupé à me rendre la soirée amicale et chaleureuse. On s’installait sur la terrasse en surplomb du boulevard, les bruits assourdis de la ville nous parvenaient lointains ; l’été s’appesantissait, écrasait ses chaleurs bestiales sur Grenoble. En suçant des polyèdres rosats taillés à même la pastèque, j’écoutais Yves me raconter sa vie de conservateur du Patrimoine, son précédent poste en Haute Loire, où il avait fréquenté quelques années les archives relatives au Monstre. Yves était un mec simple, distingué, d’une préciosité ancienne et délicate, gentil, élégant, latiniste, amical, cultivé comme un chartiste. On causait Bête, et Gévaudan.

 

Divertissement (II)

 

Fenrir était un fameux loup de la mythologie germanique. Sa mâchoire supérieure touchait le ciel, et son inférieure la Terre. Il fut l'ennemi des dieux (des autres dieux), et Tyr parvint à l'enchaîner. Il ne laissa pas son vainqueur se retirer sans lui trancher la main.

Et la suite dans quelques jours...

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