Un jardin au Lautaret

Publié le par Vincent Bocquet

C’était un février comme on voyait plus. Un février à damner un juillet, un février à hurler, à pâlir, à plisser les yeux, un février d’Apocalypse, des ciels qui crachaient du bleu de France, du bleu céleste, du bleu nom de bleu, dans une nuance quasi blasphématoire, pas possible qu’un hiver finisse en printemps, comme ça, sans prévenir. Et ben si, pourtant…

 

Alors, des fourmis travailleuses et impatientes s’agitant partout le long de mes jambes,  j’ai enfourché ma bécane, direction : la verticale la plus proche ; ça commençait par Bourg d’Oisans, depuis Vizille ; pas la route la plus sympa que je connaisse : une heure de l’après-midi à peine, mais les gorges de la Romanche sont déjà dans l’ombre, l’hiver ne sèche jamais sur les bas-côtés toujours piqués d’un cristal verglacé, les pentes sombres dévalent vers la vallée uniforme et rectiligne.

 

Mais je pars, et ça c’est toujours bien… J’ai harnaché Boubacar en moins d’une heure, comme j’aime bien : un minimum de trucs utiles, un max de précautions qui serviront à rien. Dans une sacoche, Un roi sans divertissement, dont j’ai discuté il y a quelques jours avec un jeune collègue providentiel, et qui m’a rappelé l’un des rituels de mes vingt ans, où je lisais ce roman chaque hiver, histoire de tromper l’ennui. On met les voiles.

 

J’ai pris la précaution de rouler sur ma réserve depuis Grenoble, histoire de donner un peu de relief à cette première étape déshéritée. La perspective de la panne sèche galvanise Boubacar, qui ronronne gentiment entre mes cuisses, en enchaînant les très longues courbes tout en souplesse ; moi, je me laisse faire, le nez au vent, je penche au gré de la route vers le lit rocailleux de la Romanche. Les villages s’enchaînent, déserts, fermés ; quelques bâtiments audacieux rappellent des fastes d’un autre temps, l’ère positiviste : acier, béton, électricité, le triptyque moderniste des vallées alpines, le vingtième siècle enchanté, la parenthèse illuminée, prédatrice, gaspilleuse et prométhéenne. En sortant du goulet montagneux, la route s’infléchit vers le sud. Le paysage s’éclaire un peu : longue ligne jusqu’au Bourg d’Oisans, pas un chat. Avec l’arbitraire qui me caractérise, je décide que c’est l’étape Un qui s’achève. Rien d’abracadrabrantesque jusqu’ici. Un peu d’excitation quand même. Disons : une honnête invitation au voyage. A la sortie du bourg, le Casino est désert. Donc insolite. Donc je m’arrête. En plus, plus d’essence, et le ventre vide. Je gare Boubacar. Je ressors avec trois fromages et un pain. Trois, Un, il y a un truc qui me plaît. Autour, partout, des montagnes. C’est un printemps précoce : la neige laisse partout affleurer le rocher, le pâturage, la forêt crémeuse entre verts, bleus, gris. Un ciel parfait.

Oui, bon, mais c'est le début...

Oui, bon, mais c'est le début...

Après le Bourg d’Oisans, on aborde la montagne, la vraie, comme dans les livres d’image de l’enfance : précipices, virages aveugles, tunnels où des fissures dégoulinent par des entonnoirs sinistres, épierrements qui s’écoulent aux bordures de la route, petits névés de neige salie. Les virages dessinent un balai ombreux strié par une lumière aveuglante. A la sortie du dernier tunnel, la route s’ouvre en deux : à ma droite, les Deux Alpes. Bôf. Il y a longtemps que les usines à ski ont cessé de m’intéresser. De toute façon, c’est pas ma direction. A ma gauche, une crête grisâtre,  la longue laisse du barrage du Chambon, un ventre de béton, une arabesque dans le ton de la vallée, une chose humaine dont la densité approche pourtant celle des montagnes alentour. Le lac est couleur de gel. Le printemps ne perce pas encore la glace de surface. En rive droite, la route s’élève toute noire, semée de petits oratoires d’un ocre beige où les bergers et les paysans, petites choses entre les mâchoires verticales de l’enfer, remettaient autrefois leur âme à Dieu en remerciant d’être déjà parvenus jusque là.

Un jardin au Lautaret
Un jardin au Lautaret
Un jardin au Lautaret

A La Grave, la vie s’organise autour du téléphérique. Je lève un œil vers la Meige : faut reconnaître que c’est une sacrée descente en hors piste, des tas de chouettes moments de l’époque où j’aimais le ski alpin. J’y suis venu pas mal, quand j’étais jeune. J’en ai même un souvenir ému, dans le haut d’une fesse, en l’espèce une petite cicatrice plutôt sympa : un rocher un peu affuté qui m’avait sauvagement agressé à l’occasion d’une chute enthousiaste de fin d’hiver. Dans le café où je m’arrête, trois générations de dames, mère, fille et petite fille, dont l’étonnante ressemblance signe le passage du temps s’affairent entre l’intérieur et la terrasse. Pas de chichis, faut que ça tourne, on rudoie un peu les clients mais on reste prévenant (disons, une prévenance… toute montagnarde), on se crie des commandes entre la salle et la cuisine, tout en poursuivant une conversation commencée la veille, et ça avance, ça fonctionne, tout le monde finit par récupérer son bock, son vin chaud, sa tarte au citron, sa tourte aux myrtilles, et moi mon demi frappé.  Ça s’agite partout autour de moi, je m’accoude au zinc sans avoir l’air d’y toucher, peinard, je peux mater à mon aise mes trois hôtesses dont les visages animés composent une étude quasi léonardienne. Je pousse la porte pour profiter des rayons de trois, quatre heures de l’après-midi. Une petite famille me pique la table de quatre où j’allais m’affaisser. C’est bien, ils sont quatre, je suis seul… j’aime que les choses soient en ordre. Je me retrouve isolé sur un fauteuil en plastique. Pas terrible, le fauteuil. La bière est mieux. Brassée à même la glace. Toute en bouche et en lèvres. Il advient ce moment au cours d’une vie, où le goût des choses tient fort peu, et toujours moins, aux choses mêmes. Aux circonstances. A l’humeur. A l’or du temps. En face de moi, à une enjambée de l’autre côté de la rue principale, une maison montagnarde étroite (livre d’image, aussi), dont l’étage inférieur témoigne du soin que le maçon apporta à l’ouvrage commençant. Une petite niche pour la Sainte vierge, la piété modeste des gens d'en haut. Puis la pierre devient irrégulière, les bâtisseurs moins soigneux, moins humbles sans doute aussi, les temps changent.

Un rade à La Grave, vue sur chapelle virginale

Un rade à La Grave, vue sur chapelle virginale

Quelques kilomètres après La Grave, c’est enfin le Lautaret, l’imam caché de mon voyage, le Saint des saints, l’Aleph. Le Lautaret, c’est le Poulidor des cols alpins. Pas le plus haut, 2050 mètres. Mais le plus alpin. Désolé. Pelé. Déneigé même en hiver, un des seuls à jouir du privilège. Du rocher, de la neige, de la glace, des lames noires entre des poignards de gel. Une vaste esplanade minérale où rien n’arrête la vue, si ce n’est l’Hôtel des Glaciers et le refuge Napoléon. Pointes et lames. Au reflet des baies vitrées de l’hôtel des glaciers, une symphonie virtuelle, un opéra des pics. Entre l’Alpe et le ciel, point de solution de continuité. L’un touche à l’autre. L’autre s’abaisse et tombe. C’est une métaphysique en deux temps. Loin de ces ondoiements cristallins que les altitudes moyennes crayonnent d’ordinaire. La désolation en est telle qu’elle a même chassé les marchands du temple : à peine un troquet et un hôtel historique, histoire d’habiller un peu le refuge Napoléon et son fronton à l’ordonnance classique. On gare l’animal à deux roues, on farfouille un peu dans les sacoches pour trouver un pull, un appareil photo, et un sachet de pastilles à la menthe. On lézarde, étendu sur une chaise longue, offrant au soleil d’hiver quelques béatitudes, un sourire absent qui flotte sur un visage irradié, une main nonchalante abandonnée. L’odeur du tabac de mon voisin dans l’air d’altitude. Je somnole. On me parle. Je me force à répondre, mais c’est un effort démesuré. Comme ma paresse. J’improvise une sieste superficielle. Et puis je me balade au soleil, lentement, avec de la neige qui monte aux cuisses, du pas tranquille de l’assassin. C’est un jardin alpin, désolé, minéral, éclatant, cristallin, solitaire. Je laisserais bien couler l’après-midi dans ce séjour suspendu, vers un soir que je pressens rosé, soyeux, étouffé, glissant vers la nuit dans une torpeur laquée… mais non.

Un jardin au Lautaret
Un jardin au Lautaret
Un jardin au Lautaret
Un jardin au Lautaret
Un jardin au Lautaret

Boubacar, moins sensible que moi à l’âpre poésie du lieu, me fait de l’œil de derrière ses chromes salis, salés par la route d’hiver, ses flancs ouverts pendouillant lamentablement en un débraillé du plus mauvais effet. Un peu de discipline, un peu d’énergie, alors, quoi ! Bon, d’accord, mais à regrets, vraiment.

 

On repart. Descente du col et dernier coup d’oeil. Briançon. Vauban. Guerre de Trente ans. Louis quatorze. Politique italienne de la France. Ça me rappelle vaguement deux ou trois trucs. Jolie ville, Briançon. La cité Vauban, justement. La Gargouille, le caniveau le plus célèbre de France. Au fond d’un jardin où des greffiers en bande organisée doivent miauler à la lune pendant les nuits d’été, une bibliothèque vieillotte, aux parquets marron  qui grincent sous des rayonnages antédiluviens, des livres poussiéreux s’empilent jusqu’à de hauts plafonds, dans des renfoncements inaccessibles ; sur la place voisine, un marchand de jouets ; l’hiver s’allège et se déguise, le printemps n’en finit de pas de ménager l’avenir.

Un jardin au Lautaret
Un jardin au Lautaret
Un jardin au Lautaret
Un jardin au Lautaret
Un jardin au Lautaret

A la sortie de la ville, Boubacar prend la direction du Montgenèvre, le grand frère du Lautaret. Plus haut. Mais moins attachant. Je ne crache certes pas sur les lacets qui grimpent à l’aventure, côté français, et dont le charme est incontestable en troisième, voire en quatrième, en faisant claquer la boite de vitesses pour travailler les épingles… non ça serait pas fair-play. Mais n’empêche. Le Montgenèvre, c’est carrément bling bling. Boite à ski. A peine arrivé. Et sur les deux versants. Frime. Combinaisons colorées. Tribus surfeuses. Défilé de mode. Passagieta. Bagnoles. Neige salie. Ce qu’il y a de pire chez les Ritals : quelque chose de très français.

Mais des souvenirs, quand même, surtout. Des franchissements franco-italiens d’autrefois, le tunnel encombré, un petit garçon à l’arrière de la voiture qui s’impatiente dans l’embouteillage ; séduit les habitants de la voiture voisine qui se marrent à ses pitreries et finissent par lui donner un de leurs sandwiches, apitoyés par les œillades qu’il jette à leur déjeuner. Des moments sous cloche de verre dans un vieil hôtel de Saluces, côté italien ; un maître d’hôtel hiératique ; des serveuses en uniforme, comme des sœurs moniales ; le soir on déguste des spécialités alpines dont j’ai oublié le nom italien. Une grand-mère savoyarde me cuisinait les mêmes il y a très longtemps, sous un autre nom, pour les repas de fêtes, ou juste pour me faire plaisir. Saluces, Saluzzo, petite principauté alpine dont le marquis féodal Thomas III, homme de livres compulsif et homme de guerre malchanceux, coincé entre les appétits de puissants voisins, passa le plus clair de son existence en vaincu, prisonnier, occupant ses loisirs forcés d’enfermé à écrire un étrange Livre du chevalier errant, moitié latin, un quart vieux français, un peu d’italien que j’avais dû apprendre en quelques mois à l’époque, et des scories variées d’autres langues du temps mal identifiées… Le castel della Manta, sa salle d’armes décorée des fresques du maître du même nom, faute d’une identification plus certaine : le maître de la Manta… Les fresques représentaient les Preux et Preuses, neuf et neuves hautes figures dont l’accumulation des vertus formait l’ambition éducative des aristocrates médiévaux : dans un joyeux foutoir où ma mémoire se fatigue, Alexandre, César, Arthur, Charlemagne, Godefroi, me rappelle plus les autres, et pour les gonzesses, alors là, total blackout, si ça t’intéresse, tu cherches…

Un jardin au Lautaret
Un jardin au Lautaret
Un jardin au Lautaret

En tout cas, je me rappelle bien ce qui me fascinait dans toute l’histoire : un légendaire grippé, un écrivain martial et approximatif, un peintre anonyme et talentueux, une principauté alpine oubliée, perdue dans les labyrinthes mémoriels de quelques spécialistes relégués… et surtout un petit garçon qui court partout et qui grimpe aux arbres de la terrasse après une visite où il s’est copieusement ennuyé, des emplettes sous les arcades de la Grand’ place, des carabinieri qui parlaient français, des gelatti, évidemment, dans un café par une après-midi orageuse, un ristretto particulièrement blindé...  Nostalgie. Direction privilégiée de la flèche du temps… L’un des mots les plus cons que j’aie jamais entendu au cours de ma vie de collectionneur comblé : on demande à un important vautré dans sa vulgarité quel est le plus beau jour de sa vie. L’imbécile répond : « demain ».

Demi-tour, fin du pèlerinage improvisé, route, virages, neige, l’ombre gagne. Un peu avant d’arriver à Briançon, je quitte la nationale, je vire à l’ouest d’un coup de gouvernail : vallée de la Clarée, villages de vieilles pierres enchevêtrées, cadrans solaires, écoles minuscules, des gosses qui jouent dans les jardins. Je m’arrête sur une placette autour d’une fontaine. Ce faisant, j’interromps une joyeuse bataille de pistolets à eau. Les gosses m’aspergent, j’en prends plein la poire pour pas un rond, je l’ai bien cherché, j’avais qu’à pas proposer de jouer avec eux. Dans une église, un vieux monsieur me fait un cours de patrimoine baroque. C’est son église. Il en connaît tous les recoins. On cause. Je repars. Je m’arrête encore dans les deux ou trois villages de la vallée, pour admirer les cadrans solaires méditatifs : omnia vulnerant, ultima necat ; Ora ne te fallat hora, avant d’arriver à Névache, capitale mondiale des fonds de vallée, et but de mon petit voyage. Sympa, la suite aussi. Giono pas loin dans la poche, toujours, et Langlois, et V., qui ne m'ont jamais quitté, pendant toutes ces années... Quelques belles journées paresseuses, randonneuses, neigeuses, chaleureuses, skieuses, transpirantes, … des Alpes en stock, quoi... mais stop. Ce dont on ne peut parler, il convient de le taire.

Un jardin au Lautaret
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Publié dans Moto, bécane, brêle

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