Suburbicon, l'enfer du décor (2)

Publié le par Vincent Bocquet

Non, moi ce qui m'intéresse, c'est les années cinquante américaines, qui sont la toile de fond du film. Ces années dont on pourrait dire à la façon de Rousseau dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité qu'elles sont le cinquante-et-unième État américain,  un "état qui n'existe plus, qui n'a peut-être point existé, qui probablement n'existera jamais...", ce dernier point allant sans dire. Heureux temps des origines où les facteurs allaient en Uniforme d’Apparat Dans la Rue Ensoleillée (comme des Eunuques d'Opéra Dans la Flûte Enchantée), lâchant dans leur sillage blagues et private jokes à l'intention des gosses, bons petits gars en culottes courtes, masticateurs de bubble-gum aux bouilles constellées de taches de rousseur. Où, devant chaque garage, roulées comme des sucres d'orges XXL, stationnaient de splendides déesses ailes et chromes bi, non, tricolores, affublées de la palette entière du mauvais goût parvenu, roses acidulés, verts amande, aubergine profonds, crème, absinthe, bleu caraïbes, jaune banane... Où les ménagères avaient bien moins de cinquante ans, étaient abonnées à "Mon intérieur" et "L'épouse moderne" et confectionnaient des tartes aux pommes à l'intention des voisins.

Belles américaines...
Belles américaines...
Belles américaines...
Belles américaines...

Belles américaines...

En fait, Suburbicon c'est un Mad men à l'envers. Ou à l'endroit, c'est selon. Les hommes y sont aussi des hommes, et les femmes y portent des jupes. Mais là où le monde de Draper et Sterling mettait sept saisons à basculer, celui des apparences suburbaines se déglingue vitesse grand V (encore une expression fifties, je le dis pour les lecteurs aveugles ou les brailleurs illettrés, qu'est ce qu'on rigole...). Les costumes impeccables des Mad men, lorsqu'ils sont portés par les classes moyennes self made men et les assureurs de Suburbia, sont fatigués à l'état neuf. Ils tombent tout de traviole en crayonnant au jugé des épaules pas nettes, et les bas de pantalons retenus trop haut laissent entrevoir des chaussettes de coton blanc, qui étaient déjà le comble du mauvais goût en 1959. Et puis, on n'est pas à Manhattan... Dans Mad men, de jeunes femmes noires, candidates malheureuses à l'embauche chez Sterling & Cooper, finissent, au fil des saisons, par faire partie du décor. Dans Suburbicon, les Mayers, candides candidats au lynchage, font tache dans le décor, au point qu'on les emmure derrière une palissade pour ne plus les voir.

Je suis frappé par cette antisymétrie, par ces deux visions, sans doute également mythologiques, de l'âge d'or de la civilisation américaine : l'une, mensongère et hypocrite, qui bascule presqu'immédiatement dans une violence des premiers âges. L'autre, dépressive et introspective, qui oriente ses personnages principaux vers une improbable perspective de salut. Mais, dans les deux cas, il y a cette nostalgie d'une Amérique qui pouvait se raconter en images et en couleurs. D'une Amérique qui semble avoir inventé le cinéma pour exister enfin comme civilisation, comme mémoire, et comme mythe. Naissance d'une nation. Alors, évidemment, on pourra égratigner, comme l'ont fait la plupart des critiques, la réalisation de George. C'est facile. C'est convenu. A quoi bon?

Le pays de nulle part
Le pays de nulle part

Le pays de nulle part

Je me souviens d'un autre mois de décembre, il y a très longtemps. J'étais tombé par hasard sur La vie est belle, que je n'avais jamais vu. Touchant, naïf, premier degré. Les antipodes. J'avais adoré. Bedford Falls vs Suburbicon. Franktown vs Georgetown. On pourra faire des tas de jolies dissertations sur le thème. Tiens, je te file même les mots clés : "rêve américain", "relecture", "american way of life", "déconstruction", "distancié", "dérangeant", "ironie", "réécriture", et gna gna gna et gna gna gna.

Pour moi, d'un hiver de neige à l'autre et au fil des années qui s'enfuient, je continue d'inventer mon Amérique de nulle part, ce pays que je n'aime pas, où ne je suis jamais allé, mais qui m'est cher, à moi, petit frenchie, comme une province de mon imagination depuis si longtemps.

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