Les idées générales

La plus belle des idées générales que je connaisse? Celle de Joseph Needham, dans Science et civilisation de la Chine : si les Chinois n'ont pas inventé la science moderne, c'est parce qu'ils ne disposaient pas de l'idée d'un principe originel garant de l'ordre rationnel du monde. Côté applications pratiques, pas de problème, boussole, poudre à canon, feu grégeois, roue à aube, petits hauts fourneaux (joli, non) et tutti quanti. Mais pour constituer le lexique rigoureux des régularités du monde, il leur manquait la foi dans un tel monde ordonné et la certitude de son existence, que Dieu attestait dans la culture occidentale. Ce qui explique que les Européens de l'âge classique, assurés qu'ils étaient de la rationalité de l'univers, n'eurent plus qu'à en faire émerger les grands principes... psychologiquement beaucoup plus confortable et dynamique que d'avoir, en outre, à postuler l'existence d'une architecture raisonnable des choses. Très belle idée générale : universelle, invérifiable, séduisante, profondément séduisante. On peut la tourner un paquet de fois dans sa bouche et sa tête et continuer d'y prendre plaisir. A peine si elle s'use un peu. J'adore.

Bon, alors voilà, j'ai toujours aimé les idées générales. Chacun peut faire son petit inventaire :

• "Tout se passe comme si l'univers, à partir de poussières d'étoiles, avait fini par produire la conscience, avec un dessein : devenir capable de se contempler lui-même."
• "En période révolutionnaire, phénomène de double pouvoir : Commune de Paris vs Convention, soviet de Pétrograd vs gouvernement provisoire etc. "
• "Relation proportionnelle entre taille et spécialisation des organismes vivants."
• "Autre relation, dans le monde vivant, entre capacité reproductive et place dans la chaîne alimentaire, soit les stratégies "r" et "k" ".
• "Tout ce qui est spectaculaire n'est pas efficace (sports mécaniques, sports de glisse, arts martiaux)"

etc., etc.

Je crois pouvoir m'enorgueillir du titre de chasseur d'idées générales. Les idées générales me fascinent, elles m'excitent, je pourrais les contempler des heures et des heures sans trouver le temps long. Si je n'avais pas peur de passer pour un excentrique, je proposerais bien aux gens qui m'accompagnent au cinoche, à la fin du film, le petit jeu suivant, sur le modèle du jeu des 7 erreurs des pages "Jeux & récréation" de Pif gadget : "combien d'idées générales avez-vous trouvées dans ce film? ". Ou prenant part à une conversation, de s'amuser à repérer les idées générales énoncées par l'une, par l'autre. Exemple :

— Salut, comment tu vas?

— Ben, bien et toi? ça roule? (A ce stade, pas d'idées générales, c'est normal)

— Ça va, surtout qu'y fait beau.

— C'est vrai que, question beau temps, cette année on a été servis. J'ai peur qu'on le paye cet été (Bim : idée générale, une fois dépouillée de sa gangue de superstition).

Une idée générale se cache dans cette image, saurez-vous la reconnaître?

Le nombre et la complexité des idées générales, évidemment, sont un bon indicateur de la richesse et de l'intérêt de ladite conversation. Tout mon entourage est ainsi à peu près bien répertorié en "densité interactionnelle d'idées générales", un indicateur sociologique dont je revendiquerai un jour la paternité. Or ce matin, j'ai entendu dans le tramway une très jolie idée générale. Proférée par une dame à sa copine, au cours de ce qui devait être une discussion où elles faisaient le point sur leur vie sentimentale :

— Les mecs, tu sais, ce genre de mec, y ont un gros cul, OK. Mais tu vois, plus y ont un gros cul, plus y prennent de place dans ta vie. Toi tu te pousses, tu te pousses pour faire de la place... et à la fin, tu tombes.