Peaky Blinders : Tommy guns - Partie 1 : Planter le décor

Publié le par Vincent Bocquet

Il y a une dizaine d’années, je dirais, pour être plus précis, à l’âge d’or des séries télé, je me suis pris à penser que ce format était destiné à se substituer à celui du film de cinéma. Pensez donc : six, sept saisons de six, sept fois une heure pour développer une histoire, des psychologies, des images, un écheveau d’intrigues, le tout enveloppé dans de la zizique… Quel Coppola n’en aurait pas rêvé, lui qui avait déjà étiré son Parrain sur trois « saisons », dont les ellipses et les prolepses, et les boucles, et les flash back avaient dû, encore, lui évider le cœur de regrets et de frustrations ? C’était l’époque où, chaque samedi après-midi, à l’heure où menacent, selon la saison et l’humeur, la sieste ou la neige, ou l’ennui, ou l’indéfinissable tristesse, Mad men coulait, un épisode, ou deux, parfois trois, comme un ample fleuve proustien, entre Manhattan et mon ermitage montagnard. A contempler la longue glissade de Don qui n’en finissait pas de sept saisons bien pesées, à respirer les humus tourbeux qui émanaient en vapeurs des bourbons généreux, à respirer les tabagies des bars de Madison, à farfouiller sous les jupes des girondes secrétaires ordonnées en armées typographes, à contre-chanter les partitions polyphoniques des divers pupitres : le cynisme élégant de Roger, la droiture contrariée de Peggy, la soumission rebelle de Betty, la volcanique ambition de Joan, le désespoir magnifique et utilitaire de Don, et ces dizaines de personnages secondaires ou tertiaires, j’en étais venu à croire que la série télé avait vocation à ressusciter la munificence vérolée du faubourg Saint Germain des Guermantes ou les affres immorales de la comédie humaine balzacienne.

Les mecs (et les filles) de Madison Avenue
Les mecs (et les filles) de Madison Avenue

Les mecs (et les filles) de Madison Avenue

Depuis, j’ai déchanté. Et je ne veux même pas parler du lamentable épilogue de Game of thrones… Là, sans vouloir appuyer sur la tête du noyé, on peut dire, selon la belle expression de Roger s’adressant à Don après qu’il ait foiré les chocolats Hershey’s : « Les mecs, vous êtes conscients que vous avez chié partout dans le lit » ? Oui, j’ai déchanté sur tous les tons, parce que, dix ans plus tard, la série ne me fait plus bander. Ou rarement. Ou moins bien. Mais bon, j’ai pris dix ans, aussi, et en ce domaine on croit savoir que le temps fait beaucoup à l’affaire. Bref, il n’aura fallu qu’une petite dizaine d’années pour que la série télé s’abîmât dans les mêmes turpitudes que le film de cinéma contemporain, à coups de cliffhanger téléphonés, de fan service putassier, et de gerbante political correctness. Va donc voir ce qu’ils ont fait à Star Wars (le film des mes huit ans, merde !), tu vas vite comprendre de quoi je te cause.

Mais des fois, j’ai encore des surprises. Des bonnes. Et ça s’appelle Peaky Blinders. Ou : le gang des casquettes à rasoir, ou : les aveugleurs de Birmingham, ou : l’épopée des buveurs de gin, ou : Punky Tommy gun, ou plein d’autres trucs encore. Allez, on va planter le décor, pour ceux de mes lecteurs qui n’auraient pas encore mis les pieds dans la zone. Et histoire de rester fidèle à une méthode éprouvée, on ne racontera ni le début ni la fin ni le milieu. Juste le fabuleux épisode comique qui inaugure la saison 5. A ce moment, les Shelby ne sont déjà plus le gang provincial de Birmingham qui traficote des paris et de l’alcool à l’exportation vers les Etats-Unis de la prohibition. Succès oblige, ils visent à la respectabilité dans le monde des affaires et même dans celui de la politique. Arthur est le frère ainé, un peu con sur les bords, violent, colérique, influençable, psychopathe. Bref, attachant. Arthur a été propulsé directeur général de la holding Shelby par son cadet Tommy, qui a besoin d’un homme de paille pour incarner les affaires familiales aux yeux de la loi. La saison 5 commence juste après le krach de Wall Street et le jeudi noir. Les Shelby sont ruinés. En tant que directeur général, Arthur réunit le conseil d’administration, c’est à dire la famille, et délivre une parole magistrale, en attendant l’arrivée de Tommy, retenu ailleurs :

 

— Bon alors, bien, hum, commençons… Hier, comme vous le savez, on nous l’a mise bien profond… hum, … une catastrophe a eu lieu, pas que pour nous, pour le monde entier… Ça a commencé à New York, c’est venu de là, … enfin c’est le système tout entier qui s’est cassé la gueule, quoi,… heu… on n’est pas les seuls à être touchés par ce merdier, la planète tout entière est touchée… beaucoup de monde… »

 

C’est brillant. J’ai failli pas m’en remettre tellement je me gondolais. Ensuite, Tommy arrive, comme d’habitude, the upper class, trois pièces en laine cardée sombre d’Ecosse, manteau long s’élargissant aux hanches, montre à gousset, casquette bouffante irlandaise. On comprend que le taulier vient d’entrer. Arthur reprend :

 

— Je venais tout juste d’expliquer à tout le monde, qu’on l’a bien dans l’os ».

Alors voilà pour le décor : Peaky Blinders est une série de gangsters, comme il y a des films de gangsters, pour lesquels j’ai une particulière tendresse (http://vincentbocquet.over-blog.com/2018/02/legend-l-autre-moitie-de-la-vie-1.html). Du cinéma de genre, les Blinders ont conservé l’essentiel de la signature : la famille et ses vicissitudes, par exemple. Comme dans les Parrain, la famille des Blinders n’a pas tiré les numéros dans le bon ordre. Arthur est l’aîné, mais c’est un con. Heureusement que Tommy le vire de la place de chef de famille dès le second épisode de la première saison, sinon c’était foutu, on aurait jamais eu la saison 2. Dans le Parrain, c’était déjà comme ça : Vito/ De Niro / Brando mettait au monde deux incapables (un crétin impulsif, génial James Caan, et un crétin faible, fabuleux John Cazale), avant d’enfanter enfin un digne successeur, Michaël / Pacino. C’est la faiblesse commune des monarchies et des mafias que d’être tributaires des caprices de la nature…

Peaky Blinders : Tommy guns - Partie 1 : Planter le décor
Peaky Blinders : Tommy guns - Partie 1 : Planter le décor

Et puis la boxe : Arthur, avec son physique de cardon-blette, tu le lâches sur un ring, ça devient une bête sauvage, le prince de la torgnole, le décrocheur en chef, la mandale galopante, le boucher des pertes sanglantes…

 

Et puis la fringue : Ah, les costumes des Peaky…  d’ailleurs je me dis souvent qu’on a décidément beaucoup perdu en un siècle : Coppola filmait les Corleone comme il aurait filmé les Médicis dans une Florence des années cinquante ; Steven Knight filme les Blinders comme il aurait filmé les enfers de Dante dans les années vingt. Et aujourd’hui ? J’ai essayé de regarder une saison malheureuse de Gomorra… je te laisse aller vérifier que l’élégance des bad boys n’est plus ce qu’elle était, et que le jean Dolce Gabbana taille basse est à la vulgarité contemporaine ce que la veste en tweed était à l’élégance classique…

Peaky Blinders : Tommy guns - Partie 1 : Planter le décor
Peaky Blinders : Tommy guns - Partie 1 : Planter le décor
Peaky Blinders : Tommy guns - Partie 1 : Planter le décor

Bon, et ben voilà, et la suite dans quelques jours. Vendredi prochain, pour être exact. Ah oui, parce que j’ai oublié de te dire : à l’avenir, et bien que ça me coûte et que ça me prenne en frontal à l’envers de mes principes les plus sacrés (je vais devoir bosser), j’essaierai de publier un billet chaque semaine, le vendredi soir. Y paraît que c’est bien : ça crée de l’attente à l'horizon. Ça titille le désir. Ça planifie la curiosité. On verra bien. Et pis si ça suffit pas, je me foutrai à poil. A vendredi, donc.

 

Vincent Bocquet, 13 décembre 2019

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