Legend, l’autre moitié de la vie (2)

Publié le par Vincent Bocquet

« L’homme est le rêve d’une ombre »

Pindare

 

« Reggie disait : le centre du monde peut être là où tu veux qu’il soit, même ici dans l’East end à Londres. Le monde est à l’image de cette ville, il n’est ni bon, ni mauvais ; il est, simplement. Il n’y a ni moralité, ni déshonneur, rien que nos pauvres principes, jusqu’au bout de la course, jusqu’à la fin, jusqu’au jour où chacun n’est plus que l’ombre de ce qu’il croyait être. »

 

 

 

Violence, on disait. Et puis élégance.

 

Elégance : elle doit beaucoup à l’intensité de Tom Hardy, qui habite les deux rôles jumeaux de toute sa puissance physique. Et puis aux sixties, qui furent (bien sûr) le dernier moment de l’élégance masculine classique du vieux siècle. Dans Legend, les tissus des costards, lourds, tombent à l’impeccable verticale ; les revers des vestes roulent sous l’œil gourmand du spectateur, crémeux, douceâtres, mûrs à en éclater, en une rhétorique qui tient du pli et de l’onde, et s’il y a un éternel masculin, il faut le chercher quelque part entre l’exubérance dandie et canaille de Ronnie et la modernité presqu’italianisante de Reggie qui pourtant ne sacrifie jamais le classicisme de Savile Row. Personnellement, j’ai une préférence très nette pour le style de Reginald : costumes droits, chemises à col italien, nœuds de cravate demi Windsor (je suppose) et pantalons taille haute. Ronnie, rayures verticales, gilets et vestes croisées, et toute une dentition de chevalières en or à la main droite, je serais peut-être plus réservé. Avec  une ou deux pierres, disons un saphir bleu, une tanzanite violette, un rubis ou une spinelle rouge, je reviendrais sur mon choix,… ou j’y réfléchirais.

Ronnie, Reggie, Reggie, Ronnie, en miroirs
Ronnie, Reggie, Reggie, Ronnie, en miroirs
Ronnie, Reggie, Reggie, Ronnie, en miroirs
Ronnie, Reggie, Reggie, Ronnie, en miroirs

Ronnie, Reggie, Reggie, Ronnie, en miroirs

Elégance encore : cette voix qui s’élève, ce murmure soul, la voix fantôme de Timi Yuro, qui fut paraît-il la chanteuse préférée de Reggie Kray. C’est Duffy, blonde, américaine, blue-eyed soul singer, qui reprend le rôle dans une scène où le monde se repose et où tout semble possible (Evidemment que non, ducon, t’y crois, toi, à ce genre de choses : « tout semble possible … »). Make the world go away. Chasse le monde au loin. Fais-le partir. Chasse le monde, évacue-le d’un revers de main, pour qu’il ne nous traite plus jamais de ses misérables manières, pour qu’il nous laisse vivre enfin, quelque part dans la bulle, gracile, fragile, impossible. Les deux versions contrastent à un demi-siècle de distance ; deux bulles, une grâce égale trébuchant sur le fil du temps qui balance d’un siècle à l’autre. Après une respiration, Duffy reprend : « Now I’m sorry if I hurt you / I’ll make it up day by day / Just tell me that you love me / And make the world go away… ». Et le monde s’évanouit entraînant les amants éternels dans une danse empesée de chagrin, de ressentiment et d’éternité.

Duffy, Timi Yuro

Duffy, Timi Yuro

De quelle légende s’agit-il? Celle des années soixante britanniques. Celle de l’East end, ce bout mal famé de Londres (fame : renommée, légende / fama, ae, f : réputation, renommée, légende). Celle d’un empire londonien de la pègre foudroyé en pleine ascension. Celle de deux frères, jumeaux étincelants, glimmer twins du Swinging London, dont l’un est le double mal bâti de l’autre. Sa légende. Mais lequel ? Il faut choisir : les saillies drolatiques de Ronnie (« Un rouleau à pâtisserie ? Tu veux me faire un gâteau ? » en guise de prolégomènes à la boucherie), homosexuel et schizophrène ?  Ou l’écartèlement tragique de Reggie, entre une femme aimée qui lui fait entrevoir l’autre vie possible, et un frère dont le sang le ramène en arrière, dans le sillage noir de la violence ? Des deux registres de la virilité blessée de Tom Hardy, qui dit sur l’autre la vérité ? Qui, de l’autre,  est la vérité ?

 

Legenda : en latin, adjectif verbal, les choses qui doivent être lues. Ensemble de signes placés en regard de l’illustration principale, dessin, plan, ou carte. Légende : miroir du monde, envers du décor, vérité des apparences.

 

Au jeu fasciné des miroirs, il y a enfin celui que Frances tend à Reggie. Elle demande : « Vous aimez être un gangster ? ». Sous-entendu : « Je n’aime pas que vous soyez un gangster ». Mais être un gangster, pour un prolo de l’East end, dans le Londres du début des sixties c’est le plus court chemin, vers « l’argent et le respect ». Histoire connue. Frances raconte l’histoire des frères Kray, et la sienne. Trois personnages qui s’éclairent les uns les autres. Trois regards, sans quoi les autres ne sont plus. Trois personnages pour un triple renoncement. A la société pour Ronnie, enfermé dans sa folie comme dans une cage de verre.  A l’amour, pour Reggie, rationnel, brillant, clairvoyant, mais incapable de choisir entre son sang et sa liberté. Et à la vie, pour Frances. On voit la progressivité des peines, et la gradation des souffrances.

Legend, l’autre moitié de la vie (2)

Mais c’est un fait : la symétrie est vite rompue. Moins que l’histoire des jumeaux, c’est celle de Reginald qui nous retient et qui résonne, tragique, solitaire, à peine réfractée par la tristesse de Frances, à peine infléchie par cette tristesse qui ne fera pas même taire la légende : jusqu’aux derniers instants, c’est Frances qui raconte, qui aime, qui hait (« Il a fallu que je l’aime beaucoup pour le haïr autant »), bref, qui légende…

 

« Reggie a passé trente-trois ans en prison pour le meurtre de Jack Mc Vitie. Pendant toutes ces années, jusqu’à la fin, il a gardé deux billets d’avion sur lui. Reggie, mon prince, on y sera allés finalement à Ibiza. ».

 

Reginald Kray, né le 24 octobre 1933. Condamné à la prison à perpétuité en 1968. Libéré pour raisons de santé en 2000, décédé peu après d’un cancer de la vessie. Trente-trois ans en prison pour le meurtre de Jack Mc Vitie. La moitié d’une vie.

 

Frances Shea, née en 1943. Mariée à Reggie Kray en 1965. Décédée en 1967. L’autre moitié de la vie.

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