The Waterboys, féministes hydrauliques

Publié le par Vincent Bocquet

« And I am the Water Boy, the real game's

Not over here
But my heart is overflowing anyway
I'm just a tired man, no words to say… »

 

Lou Reed, Berlin

 

Comme pratique sportive, la critique musicale se soumet à quelques gestes fondamentaux qui valent initiation. Parmi eux, le rapprochement, l’analogie, le clin d’œil, le « on me la fait pas, à moi, hein ? mon pote, faut pas croire, j’en suis, de la barquette », et j’en ai déroulé, du câble de Marshall ou de Vox jacké dans de la Stratocaster. Traduit en langage courant : en tant que forme culturelle moribonde, le rock est désormais pleinement intégré au dispositif intello-mondain où des spécialistes, experts, et autres travailleurs du chapeau s’efforcent, au sein d’une trame perçue comme totalité organique, de dessiner des filiations, des allusions, des inscriptions, des héritages…

 

En général, signe d’une maladie organique avancée qu’on appelle la vieillesse, le diagnostic se présente sous la forme d’une référence… Afin qu’on me comprenne bien, je cite ici l’une des Bible de la discipline : dans le vénérable Dictionnaire du rock de Michka Assayas, le rédacteur de la notice consacrée aux Waterboys écrit avec une belle maîtrise : « [Les musiciens] créent un climat entre rock, folk et jazz, comme si Lou Reed rencontrait Van Morrison, accompagnés par U2. »

 

Je me suis documenté sur la maladie en question, et certes, la plupart des médecins partagent une inquiétude globale. De l’avis général, Mike Scott et les Waterboys charrient dans leur sang pourri un peu de U2, du Van Morrison, des Pogues, des Simple Minds ; à quoi j’ajouterais, maintenant que je diagnostique un peu moi-même, quelques uns de mes british fétiches eighties : The Silencers, Crowded house, Paul Weller, Eliott Murphy, voire une pincée de Strangers pour la génération précédente et de Neil Hannon pour l’actuelle.

 

Mais on s’en fout.

 

J’ignorais tout des Waterboys. On était en voiture, c’était l’été, les chêne-liège qui bordaient la route immense et rectiligne défonçaient l’asphalte de leurs racines érectiles ; parfois un village-rue où la fontaine asphyxiée crachait un bouillon d’eau tiède toutes les quelques minutes, précédé par un glouglou guttural qui annonçait la modeste éruption. Entre dix heures du matin et cinq heures du soir, un soleil égyptien plantait ses rayons dans nos nuques alourdies par des nuits sommaires. La veille, on avait dormi sur la plage ou au bord de la rivière. Au matin, on pliait les duvets trempés par l’humidité gavée de l’immense liquide océanique. On guettait les premiers rayons du soleil. On guettait l’ouverture du premier café. C’était au Portugal, vaste petit pays du sud occidental de l’Europe.

Nuits océaniques
Nuits océaniques

Nuits océaniques

A Lisbonne, j’avais tout aimé. Une capitale qui sentait l’océan. Les quartiers autour du port, les ruelles agrippées au funiculaire ; dès cinq heures du soir, la rue palpitait de toute cette humanité heureuse issue de deux continents, témoignage d’un empire de quatre siècles. On causait sur le pas des portes en buvant d’innocents alcools ; la variété des types humains emplissait des échoppes où l’on servait à profusion « sur des nappes trop blanches / des poissons ruisselants ». L’abondance des lieux, des hommes et des choses n’était pas moderne ; elle était classique. Elle était baroque. Rien de commun avec ces répugnantes pompes à merde de la mondialisation que sont devenues des Paris ou des Londres, collectionnant sans ordre ni méthode autres que celles dictées par la brutalité capitaliste tous les stigmates de la vulgarité du monde. A Lisbonne,  le cœur battant du monde d’autrefois se retrouvait intact, ses sortilèges d’Amérique et ses ardeurs d’Europe.

The Waterboys, féministes hydrauliques
The Waterboys, féministes hydrauliques
The Waterboys, féministes hydrauliques

Puis nous avions pris la route du sud, longeant le grand murmure d’océan, d’un village à l’autre, obliquant parfois vers l’intérieur pour Evora, ou Beja, trouvant notre gîte de soir en soir sur une plage où nous avions passé l’après-midi, à l’abri vertical des falaises mangées de calcaires bleus ou au creux virginal des dunes dorées comme des aubes. Au matin, on repartait, à peine réchauffés par le café et les premiers rayons. Village-rues, chênes lièges, fontaines assoiffées. Gitans. Gitans. Gitans de Cervantès et de Baudelaire.  Des mecs magnifiques. Partout. Sur le bord des routes, dans des Merco poussives et déglinguées ; sur les trottoirs poussiéreux des bourgades, d’amples fesses posées dans un pliant qui, précisément, ployait sous le poids généralement conséquent de l’animal. Sanglés dans des costumes noirs hors d’âge, des auréoles de sel dessinant des ailes d’ange dans leurs larges dos de balaises, portant feutre noir, salé, sous les chaleurs les plus constantes. Parfois, on s’arrêtait dans un chemin de terre. On sortait des provisions. Un pain aux olives, des raisins qui explosaient sous la langue, un fromage laiteux, l’eau des fontaines. L’ombre fraîche des pins. Un silence sudiste harassé de souffle chaud, l’océan quelque part, refermant quelques cicatrices.

 

Portugal : conservatoire océanique de quelques curiosités farouchement anti-modernes.

The Waterboys, féministes hydrauliques
The Waterboys, féministes hydrauliques
The Waterboys, féministes hydrauliques

On bidouillait l’autoradio, pour le plaisir d’entendre cette langue qui doit être l’une des plus belles du monde. Et là, surprise, anicroche dans l’andalouse latinité phonique, on tombe sur la plus british des pièces pop. Avec cette accroche qui pouvait difficilement me laisser indifférent : « I pictured a rainbow / You held it in your hands / I had flashes / But you saw the plan… ». Au début, j’ai diagnostiqué en Diafoirus. J’ai dit, « bizarre ça, on dirait Bowie… ». A ma décharge, il y a un petit quelque chose, dans le début. Mais ça dure pas ; très vite ça cloche. Des semaines plus tard, je suis allé voir la vidéo du groupe en 1985. The whole of the moon  est une jolie chanson, très pop, aux références très littéraires : « … Je voyais une vallée de larmes / Tu voyais Brigadoon... ». Tout est à l’avenant, au mitan des années quatre-vingt : Mike Scott est un beau gosse, scottish dandy qui affiche une ressemblance évidente avec un autre Mick : touffe rebelle et lippe boudeuse. Beaucoup de charisme. J’adore l’ancre dorée piquée sur la poitrine, blason fort approprié aux sonorités irlando-écossaises, insulaires, très Old England, qui caractérisent la période des musiciens. Une jolie blonde garçonne fait des lalalalalalalaa que je trouve bien séduisants, tout comme sa redingote corsaire à revers satinés et son petit foulard rouge-gorge. Kevin Wilkinson (ou Chris Whitten ?), le batteur, a déjà un look new wave à couper le souffle. Roddy Lorimer, à la trompette triomphante, intervient à mi-parcours, comme annonçant la joute d’Ivanhoé au tournoi d’Ashby, en anticipation du final : « Licornes et canonnades, palais et docks / Trompettes, donjons et masures / Vastes océans emplis de larmes / Oriflammes, haillons et navires de traverse / Cimeterres et écharpes flottant dans le vent / Tous ces rêves et visions précieux / reposant sous les étoiles »… Au saxo alto, qui déjà ? Anthony Thistlethwaite, tout de cuir noir lustré et harnaché. Karl Wallinger au clavier, lunettes rondes lennoniennes et chemise à fleurs. Et Steve Wickham se démène et malmène son violon blanc ivoire, dans une ambiance alien de concert en demi-pénombre.

from day today...
from day today...

from day today...

A écouter les paroles, j’avais cru à une histoire banale, genre ver de terre amoureux d’une étoile, une histoire occitane et bretonne où l’amant prête à l’aimée les connaissances empiriques dont le prive sa nature masculine ratiocinante, à défaut d’une initiation qui dure toute la vie. Qui est toute la vie. Bref, j’avais cru au genre d’histoire à quoi l’amour seul prête une apparence de vérité romantique et de mensonge romanesque, jusqu'au moment où, comme le reconnaîtront d’ailleurs un peu plus tard les garçons mouillés, the thrill is gone… Mais à l’époque, voici ce que murmurait la voix envoûtante de Mike, alors que je ne distinguais pas les ombres en plein soleil : « J’ai erré des années à travers le monde / Il te suffisait d’attendre dans ta chambre / […] Mes semelles me retenaient au sol / Alors que tu emplissais les cieux / J’étais pétrifié par la vérité / Toi, tu frayais ta voie à travers les mensonges ». Et puis encore, si jamais c’était pas assez clair : « Je disséquais des ailes / Et toi, tu prenais ton envol/ Je me torturais, de questions en hypothèses, je me débattais / Toi, tu savais, et voilà tout / Je soupirais / Tu récoltais l’indicible / Je voyais le croissant / Tu voyais la lune toute pleine. ».

The Waterboys, féministes hydrauliques

En fait non. Lorsque j’ai cherché comment Mike expliquait la chose, j’ai eu la surprise de voir qu’il ne parlait pas d’une nana. Non, c’était plus simple que ça. Beaucoup plus juste. Nettement plus intéressant. The whole of the moon est juste un hommage à ces personnages qui nous aident à devenir ce que nous sommes, parfois pour le meilleur. Ecrivains, musiciens, artistes et penseurs, personnages de rencontre et de hasard. Pères. Père : personnage de hasard, que parfois l’on ne parvient jamais à rencontrer, ou trop tard. Mais je m’égare, tropisme un peu personnel sans doute. Etre fils, j’ai jamais trouvé ça cool. Etre père, c’est bien pire encore. Silence, injustice, contresens, pour quelques instants de grâce que rien ne garantit.

 

 

Instant de grâce et ange gardien... to the happy few
Instant de grâce et ange gardien... to the happy few

Instant de grâce et ange gardien... to the happy few

Bref : mon féminisme spontané prenait l’eau. Mike parlait plutôt de Clive Staples Lewis, l’auteur du Lion et la Sorcière blanche, que de sa copine du moment. C’est bien. Je me rappelle qu’autrefois mes contresens étaient plus créatifs. Pendant des années, j’ai entendu « When our sixteen were so virgin / we were living for the ghosts » où les spectraux Procol Harum chantaient « One of sixteen vestal virgins / Who were leaving for the coast. » Et il faut bien le dire : ce nostalgique « Quand nos seize ans étaient encore vierges / et que nous vivions pour des fantômes », ça a quand même une autre gueule que le surréaliste «  L’une des seize vierges vestales / qui partaient pour la côte »… Et voilà comment le rock ne m’a pas appris à parler anglais.

 

J’ai été un homme. J’ai erré pendant des années à travers le dédale du monde et je me suis trompé. Je me suis débattu avec la vérité, et je me suis empêtré dans les ailes de l’ange, illusion nécessaire, rebelle aux mains pures. J’ai voulu voler et j’ai voulu emplir le ciel, mais mes pieds me retenaient au sol. Je voyais le croissant, mais qui voyait la lune pleine ? Mes contresens ont été innombrables, et parfois dignes de respect et de pardon. J’ai été un homme, et j’ai été un père, voilà toute l’histoire.

 

Juste un mec fatigué, et je n’ai rien à dire.

Publié dans Musique

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