Peter Gabriel, Passion de jeunesse (2)

Publié le par Vincent Bocquet

 

 

« Croyez en moi,

Car je suis la Vérité,

Et la Vie. »

Evangile selon Jean, 14, 6.

 

Finalement, ça m’a pris un peu plus de temps que prévu, c’est pas que je sois régulièrement débordé, mais c’est le printemps, les cafés sortent en terrasse, alors on musarde, on musarde, et pis pour finir, on glandouille. C’est mon défaut, j’ai jamais été un travailleur d’arrache-pied.

 

Alors, voilà, je disais, dans la partie 1, qu’à la faveur d’un petit échange par mel,  j’errais dans la playlist personnelle d’un jeune homme de ma connaissance, butinant un menu lardé de techno / électro / deep house, où je découvrais quelques merveilles inouïes à mes oreilles pucelles … C’est alors que, parvenu au seuil de l’égarement, toujours errant à l’aveugle entre deux collisions de galaxies soniques, je tombe sur quelques morceaux qu’on écoutait autrefois ensemble, tous les deux. Des vieilleries. Continent englouti. Atlantide sentimentale. Paradise lost. Quoi, par exemple ? tu veux des noms, arsouille ?… OK. Des morceaux que personne connaît (que plus personne connaît ?), des diamants enfouis dans la craie tout au fond de ma mémoire rock, des tracks qui m’ont accompagné à certains moments de la vie, et qui ne peuvent surgir que de là, de ces moments partagés avec lui autrefois, comme des génies orientaux d’une lampe à huile. Troublant. En archéologue consciencieux, je fouille avec précaution, jusqu’à exhumer les plus anciennes des couches géologiques : The wallace Collection, Daydream, 1969… ça laisse rêveur, justement. Et puis, dans le plus commun des désordres : The Moody blues, I know you’re out there, somewhere, sommet sucré de pop cul-cul ; Iggy Pop, Candy, méga hit sugar de l’iguane à épines ; Lou Reed, Harry’s circumcision, (avec Sword of Damocles, ma préférée de Magic and Loss) et puis There’s no time, beat urgentissime craché par les guitares furieuses de New York ; Bashung, La nuit, je mens, tiens, un Frenchie ! ; The Beach Boys, Don’t talk, engluée dans ses verdâtres climats de vase fertile ; Joy Division, Disorder, obsession mécanique post no future ; The Turtles, Elenore, tunnel sirupeux du groupe le moins sexy de l’histoire de la pop ; The Rolling Stones, Let it loose, lamento cuivré en forme d’ode à la frustration amoureuse ; Nada surf, Blonde on blonde, délicate ballade saupoudrée ; The Cure, A forest, tulum, tulum, tulum ; R.E.M, E- bow the letter et Imitation of Life ( cette dernière qui fut l’occasion d’une profonde parole de Michael Stipe, ou Peter Buck, je sais plus : « J’ai écrit cette chanson à propos de l’adolescence. Il m’a fallu longtemps pour comprendre que ça s’appliquait aussi à l’âge adulte… ») ;  The Who, Baba O’Riley, miniature hard rock indianisante abâtardie de synthés, relevée par les jappements du shouter le plus sexy des sixties, avant de se faire piquer le job par Robert Plant ; The divine Comedy, Eye of the needle, joyau suspendu tout fripé de grâce néo-testamentaire ; Pixies, Debaser, crachat punky coloré de surréalisme andalou,  … Bon Dieu, comme c’est bon, tout ça. Toute une vie… la mienne. Et merde, j’ai quand même réussi à partager ça avec lui… Miracle of love.

 

Et puis, à un moment, à ma surprise, dans le Salon des Antiquités, je tombe, émerveillé, sur un morceau de Peter Gabriel. Bizarre ça, il m’a toujours dit qu’il détestait cette musique. Je me souviens de ses mots : « Le mec, il a voulu révolutionner la musique, et voilà… tout ça pour ça ». On est vache, à vingt deux ans… Moi, je me souviens du Gabriel de ma jeunesse, celui de Genesis (d’avant la Séparation précisent immédiatement les afficionados, tendance ayatollahs… j’en connais). Avant 1976, quoi… Sauf que moi j’étais fan dans les années quatre vingt… toujours en retard. Les heures que j’ai pu passer à user le microsillon 33 tours/minute de Trespass, Nursery Cryme, Fox Trot, Selling England... Les grands frères à mes potes, ceux qui nous refilaient les disques (et puis aussi ceux de Pink Floyd, Jethro Tull, Camel…),  ils disaient « progressif »… Le courant musical le plus mésestimé de l’ère pop. Avec un nom pareil, d’ailleurs, on peut comprendre. « Progressif », « Prog rock », rien qu’à prononcer ça ressemble déjà au nom d’un dinosaure. A écouter aujourd’hui, alors là, c’est retour vers le futur du subjonctif, le mode de l’improbable et de l’inaccompli. Faut reconnaître d’ailleurs, le concept de symphonie rock, ça m’a toujours paru fumeux. Et pourtant, … les vingt-cinq minutes de Supper’s ready qui montaient entre les fumées, dans les nuits bleues safranes…

 

« Walking across the sitting-room, I turn the television off / Sitting beside you, I look into your eyes /As the sound of motorcars fades in the night time / I swear I saw your face change, it didn't seem quite right / And it's, hello babe, with your guardian eyes so blue / Hey my baby, don't you know our love is true… »

Icônes prog...
Icônes prog...

Icônes prog...

Peter Gabriel de mes seize ans ; Peter Gabriel des étés solaires et déjantés ; Peter Gabriel de la genèse d’une sensibilité. Homme-fleur ou renard cruel égrenant comptines sadiques et cauchemars d’anticipation SF, performer arty épinglé au zénith granitique de mon adolescence, et cette voix juvénile, profonde, à nulle autre pareille, n’en déplaise au successeur, un certain Phil Collins... Et puis d’abord, non, je m’excuserai pas d’avoir été prog comme, au Moyen âge, les Franciscains devaient se défendre d’une coupable propension à l’hérésie vaudoise ou dolcinienne et plaider l’erreur de jeunesse (l’erreur de genèse, arrête ton char, tu crois vraiment que je l’avais pas vue venir, celle-ci ? …) Ensuite, pour revenir à Gabriel, la seconde carrière, époustouflante, la carrière solo émaillée de merveilles et de hits (rarement les mêmes : va donc écouter Family snapshot, Wallflower, Red rain, Humdrum, San Jacinto et tu reviendras m’en causer…) qui se décale tout doucement vers le Passion de 1989. En même temps, comme dit l’autre, pour un mec qui porte le nom d’un apôtre doublé de celui d’un archange, ça pouvait pas finir autrement.  

Homme-fleur ou renard cruel...
Homme-fleur ou renard cruel...

Homme-fleur ou renard cruel...

Le morceau, c’est un  extrait de la bande son du film de Scorsese, La dernière tentation du Christ. J’ai peu de souvenirs du film, à l’exception d’un Christ blond dont la beauté glam androgyne vibrait sous les traits de Willem Dafoe, d’une apparition de David Bowie en Ponce Pilate, et d’une polémique de la fin des années quatre-vingt, même une bombe dans un cinéma. Et c’est tout. Mais le Passion de Gabriel, avec, en couverture de CD, son image d’un Christ tourmenté couronné d’épines barbelées, on le considère en général comme un jalon dans la carrière de Gabriel, l’équivalent du Graceland de Paul Simon, le tournant world de la pop mondialisée.

 

Qu’est-ce que je l’ai aimé, ce disque…

Peter Gabriel, Passion de jeunesse (2)

Ça sonne tout du long comme une fièvre d’Orient, une méditation sonique saturée de peaux tendues à claquer et de cordes frottées, rompue de jaillissements paniques et de dissonances qui cisaillent l’oreille. Des tas d’instruments tendus, âpres, râpeux, qui tournebrinquent et qui grincent, les sons de la terre et du sable, le chant des silices et des quartz, ces cordes sèches, ces anches de roseaux et ces fûts frappés qui évoquent un temps d’avant la séparation des langues humaines, une fable  immémoriale à la Merrit Ruhlen : arghul, tabla, daf, duduk, duhulla, kémentché…  Ecoute. Connecte. Plug yourself. Là, mon pote, tu l’entends ? Tu l’entends, le jappement des clébards faméliques au seuil des maisons en briques de boue dans ce pays antique, enfiévré par les faux mages et les vrais prophètes ; tu la respires ?, cette terre livrée au sel et au vent, cette terre de folie et de savoir millénaires parcourue par les petits ânes aux grands yeux affectueux et les troupeaux de chèvres festoyant aux maigres nourritures du désert, ce pays de miel et de lait arpenté par des foules éperdues en attente de Réconciliation et d’Apocalypse, ce monde en fusion travaillé par l’Espérance juive et la Raison grecque, cette Promesse somptueuse d’une Histoire réconciliée avec le Temps ? Là, ça y est ? Tu l’entends ?

 

Et puis, il y a ce morceau, le fameux morceau égaré dans les favoris du jeune homme, ce chant du monde qui finit par éclore à la plage 20 comme un ample chrysanthème, à la manière d’une résolution, It is accomplished. C’est presque le seul qui paraisse un peu familier à une oreille moderne (pas tout à fait, With this love est aussi très gabrielien, Zaar et A different drum rappellent les obsessions rythmiques du Gabriel de l’album du même nom en 1982, voire de So, en 86 …). Comment je pourrais te décrire ça ?

 

Seigneur, Donne-moi les mots. Au commencement était le Verbe.

 

It is accomplished. Qu’est-ce qui a été accompli ? Quel miracle ? La Résurrection, évidemment.  Mais quoi ? Ici commence mon désespoir d’écriveur et de frotteur de mots, ici s’arrête mon territoire connu, ici commence ma zone d’intranquillité. Georges Steiner , Errata : « Le défi ne tient pas seulement à l’intraduisibilité foncière de la musique. Même sous leur forme la plus intime, les relations entre musique et langage sont hérissées d’irréductibilités (...) Par l’usage de l’inversion, du contrepoint, de la simultanéité polyphonique, la musique peut faire place aux retournements de temporalité, à la coexistence dynamique au sein du même mouvement général d’humeurs et de pulsations de sensibilité très diverses, voire mutuellement contradictoires. L’abdication face au multiple et aux auto-contrariétés du monde est inhérente au langage, à ses fondements générateurs. »   T’entraves rien, mec, c’est normal. Moi j’ai relu douze fois, et finalement j’ai appelé S.O.S. philo pour me faire expliquer. En gros l’idée, c’est que la zizique, tu vois, c’est du flou avec de la brume autour, et que les mots, soumis à leur pauvre alignement en caractères noirs sur fond clair, sont impuissants à en causer… Ça y est ? Pigé ? 

 

Le truc commence par une manière de cor, ou de corne, qui sonne trois fois son avertissement solennel. Et puis, montant d’un horizon asséché, tremblant dans la vibration d’une ascendance surchauffée, suspendue dans un mirage d’apesanteur dorée, une volée de cloches carillonnantes réveille la torpeur d’un monde exsangue. Laisse tomber les phrases, deviens pauvre de mots, laisse-toi submerger d’âme et de sentiment : je me rappelle les petites filles de mon enfance qui s’affairaient en cortège, à Pâques, autour des immenses tables dressées, je respire les printemps odorants qui coulaient entre Rameaux et Semaine sainte, je vois les linges blancs qui se gonflaient dans les brises molles des jardins renaissants aux premiers jours d’avril.  Raoul Glaber : « Le monde secoua la poussière de ses vieux vêtements, et la terre se couvrit d’une blanche robe d’églises. » C’est la Bonne Nouvelle. Elle s’annonce. Elle se précède. Quelque chose monte de la terre sombre, qui rejoint le ciel inaccessible. Pendant un peu plus de deux minutes, la bourrasque de l’Esprit emporte le vieux monde, ses querelles stériles d’imposteurs mystiques et ses fantasmagories païennes, sa contemplation satisfaite d’une décadence consentie. Brutale, intrusive, irrésistible, resplendissante, l’immense joie du Christ s’épanouit en majesté, dans un chœur d’enfants qui finit d’en appeler à la hiérarchie des anges.

 

L’annonce de l’archange Gabriel, deux minutes trente, à peine trois : le monde est neuf, la terre a cessé de saigner, les plaies se fermeront, les aveugles guéris verront se lever le nouveau jour (Evangile selon Jean, 9).

Publié dans Musique

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